Souffrance au travail. L’injustice banalisée
Par Bernard Chardonnay le Jeudi, 20 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

Le vécu des salariés au travail souffre de dénégation et de banalisation. Prendre en compte la dimension subjective du travailleur et lutter contre la banalisation de la souffrance sont des enjeux essentiels desquels sont détournés jusqu'à présent les organisations syndicales et la gauche, y compris radicale. Il est vital d'explorer en profondeur et d'intégrer comme dimension à part entière la question de la santé mentale au travail.

A en croire les idéologues et les politiciens des temps modernes, nous sommes confrontés à une guerre économique sans précédent. Dans cette guerre, réputée saine, le nerf est le développe ment de la compétitivité. En son nom, les salariés sont sacrifiés pour cause de non aptitude (jeunes insuffisamment formés, vieux trop lents,...) alors que l'on exige des autres des performances de plus en plus importantes en productivité, en disponibilité et en don de soi.

Cette guerre a aussi ses bénéficiaires et ses partisans, bien moins nombreux. Ils ont triomphé depuis une vingtaine d'années et n'ont cessé d'aggraver les conditions de vie et de travail. Mais ce conflit s'enracine, non dans un ordre naturel, mais au sein d'un système où les rapports sociaux et les conduites humaines sont déterminantes.

Ses conséquences sur la santé psychique et physique des travailleurs sont considérables. Derrière la souffrance au travail, se pose précisément la question des ressorts subjectifs de la domination et celle d'un consentement, même involontaire, pour que l'intolérable continue.

L'acceptation de cette souffrance conditionne également un consentement à participer au système. En retour, ce dernier entraîne une souffrance croissante pour ceux qui travaillent, par une perte d'espoir d'amélioration de leur sort.

Les mécanismes psychologiques de cette domination sont profonds. Car si, face à cette souffrance, les hommes et les femmes développent des stratégies de défense, elles recèlent le piège de la renforcer.

Clivage entre souffrance et injustice

Ceux qui ne parviennent pas à trouver ou à retrouver un emploi souffrent. Ce processus peut conduire à la maladie mentale et/ou physique par une atteinte portée à l'identité. Tous partagent un sentiment de peur face à l'exclusion. Par contre, tout le monde ne partage pas le point de vue que les victimes du chômage, de la pauvreté et de l'exclusion sociale sont victimes aussi d'une injustice. Il y a un grave clivage entre souffrance et injustice. Ce qui veut dire que le malheur, la souffrance, n'appellent pas nécessairement de réaction politique. Ce clivage conduit à la résignation face à la crise de l'emploi, considérée comme fatalité.

L'adhésion à un tel discours entraîne un processus de banalisation du mal. Elle ne concerne pas seulement la résignation, mais elle fonctionne comme une défense contre la conscience douloureuse de sa propre complicité dans le développement du malheur social («prendre la place de l'autre»,...).

Ce processus de tolérance au mal est sous-jacent à l'efficacité du système néo-libéral. Il est la cause d'une plus grande inertie sociale, alors que dans le même temps cette souffrance et ces injustices sont renforcées: de nouvelles méthodes d'organisation du travail sont introduites, le droit au travail et des acquis sociaux sont remis en cause. Mais quel processus permet cette banalisation du mal qui, à son tour, empêche et retarde une action collective de mobilisation contre l'intolérable?

Travail, emploi souffrance

Il y a la souffrance de ceux qui n'ont pas d'emploi et la souffrance de ceux qui continuent de travailler. La banalisation du mal repose sur un renforcement réciproque de l'une par l'autre. La souffrance au travail, nous la pensions atténuée. Or, nous redécouvrons à quel point elle est importante. Il y a la pénibilité physique du travail, de ceux dont on prétend qu'ils n'existent pas mais dont ils sont légions, qui assument des tâches dangereuses dans des conditions parfois proches de celles d'autrefois.

Ainsi, constate-t-on que la pénibilité physique du travail est en augmentation. Il y a la souffrance des ouvriers du bâtiment, des entreprises de nettoyage; la souffrance de ceux qui affrontent les radiations ionisantes, l'amiante, la souffrance de ceux qui craignent de ne pas être à la hauteur des contraintes de l'organisation du travail (contraintes de temps, de cadences, de formation, de rapidité, d'adaptation à la culture ou à l’idéologie de l'entreprise). Ce monde est inconnu et a cessé d'intéresser les médias, plus enclins à s'émerveiller de prouesses technologiques.

La souffrance peut revêtir plusieurs visages :

-la crainte de sa propre incompétence : l'angoisse de ne pas être à la hauteur, le décalage entre les tâches décrites et telles qu'elles sont à exécuter.) ;

- contrainte à mal travailler pour rester conforme à la discipline telle que définie par ses supérieurs ;

- absence d'espoir de reconnaissance : l'énergie, la passion que les travailleurs mettent dans leur travail doit être reconnue.

C'est vital pour le sens que peut alors prendre la souffrance, qui n'aura pas été vaine. Elle aura contribué à réaliser un travailleur, mais elle a aussi contribué quelque chose à l'identité du travailleur. Le travail peut alors s'inscrire dans une dynamique d'accomplissement de soi. Faute de reconnaissance de son travail et de pouvoir accéder au sens de son vécu au travail, le sujet est renvoyé à sa souffrance et à elle seule. Souffrance qui risque de déstabiliser l'identité. Or celle-ci est l'armature de la santé mentale.

- La reconnaissance est rarement accordée de manière satisfaisante. Si la souffrance n'est pas accompagnée de décompensation psychopathologique, c'est parce que la personne déploie des défenses soit individuelles, soit collectives.

- A voir le rôle que joue la reconnaissance dans la santé mentale, des questions importantes se posent. La souffrance au travail et les stratégies de défense influent-elles sur les conduites collectives, notamment sur les terrains de la résistance sociale et politique ? Qu'en est-il du rôle des organisations syndicales et des partis de gauche face à cette souffrance ?

Déni des organisations politiques et syndicales

Le thème de la souffrance au travail et, plus généralement, des rapports entre subjectivité et travail, a été négligé par les organisations syndicales. Si le terme d'aliénation a été largement répandu, toutes les organisations ont laissé la dimension subjective et la souffrance de coté.

La gauche de la gauche ne les a reprises que dans la perspective d'objectifs politiques révolutionnaires orientés vers la prise de pouvoir. La souffrance psychique n'a pas fait l'objet de textes d'analyse politique et syndicale. Seule la dimension corporelle, notamment à travers les accidents de travail à été reconnu.

Comme le rappelle Christophe Dejours : «Supposée anti-matérialiste, les préoccupations sur la santé mentale étaient suspectes de nuire à la mobilisation collective et à la conscience de classe, au profit d'un «nombrilisme petit-bourgeois» de nature foncièrement réactionnaire» (1). Les incidences ont été redoutables. La recherche dans ce domaine a été freinée. Un vaste mouvement s'est déployé en dehors des organisations de défense des travailleurs. Le patronat et les cadres ont forgé de nouvelles conceptions et introduit de nouvelles pratiques concernant la subjectivité et le sens du travail: culture d'entreprise, mobilisation organisationnelle, technique de «ressources humaines»,...

Surtout, ces organisations, par leurs réticences, ont contribué, involontairement certes, à disqualifier la parole sur la souffrance et, de ce fait, à la tolérance à la souffrance subjective. Les thèmes de ces organisations n'étaient plus en phase avec le vécu de leurs affiliés.

Inhibition de l'action collective

En même temps que l'entreprise était à la base de la souffrance et de l'injustice (plans de licenciements,...) elle devenait porteuse d'une nouvelle utopie sociale, elle devenait championne des promesses de bonheur, d'identité et de réalisation pour ceux qui pouvaient s'y adapter et lui apportaient une contribution importante à son succès. Ceci en période de crise où les travailleurs avaient d'autant plus honte à parler de souffrance au travail que d'autres étaient plus mal lotis. L'espace ouvert à la parole sur la souffrance au travail s'est à ce point restreint que des drames jusqu'alors inconnus se produisent : tentatives de suicides et suicides réussis sur les lieux de travail...

A la première phase de constitution de la tolérance à la souffrance que constitue le refus syndical de prendre en considération la subjectivité succède une seconde phase : celle de la honte de rendre publique la souffrance engendrée par les nouvelles techniques de gestion du personnel. Cet étouffement de sa propre souffrance est en plus générateur d'un isolement du sujet face à la souffrance de l'autre. «L'impossibilité d'exprimer et d'élaborer la souffrance au travail constitue un obstacle majeur à la reconnaissance de la souffrance de ceux qui chôment.» (2).

Peur et soumission

Les contraintes de travail sont infernales, mais on ne le dit plus! De plus en plus un décalage apparaît entre la description gestionnaire du travail et sa description subjective. A travers cette dernière, on se rend compte que les travailleurs se retrouvent sans cesse confrontés à de l'imprévu, à des situations chaotiques, dans un contexte où les contraintes ont été terriblement renforcées (3).

Comment se fait-il que de telles conditions aient été acceptées, sans mouvements collectifs ? Il semble que l'apparition de la peur soit essentielle ; «les travailleurs soumis à cette forme nouvelle de domination par le maniement managérial de la menace à la précarisation vivent constamment dans la peur. Cette peur est permanente et génère des conduites d'obéissance, voire de soumission. Elle casse la réciprocité entre les travailleurs, elle coupe le sujet de la souffrance de l'autre qui souffre aussi, pourtant, de la même situation. A plus forte raison, elle coupe radicalement ceux qui subissent la domination dans le travail et ceux qui sont loin de cet univers - des exclus, des chômeurs - et de leur souffrance, qui est très différente de celle que connaissent ceux qui travaillent» (4).

Soumission et mensonge

Comment se fait-il qu'il y ait tant de distance entre la description gestionnaire et la description subjective du travail ? Les cadres sont informés des difficultés réelles des travailleurs. Mais ceux-ci sont également sous les feux de la critique de la direction, toujours susceptible d'être montrée du doigt pour ne pas avoir atteint les objectifs fixés. Mais les cadres défendent avec enthousiasme la qualité du travail, les buts assignés aux unités de production. Sans ce triomphalisme, le système ne s'en sortirait pas à si bon compte, une complicité pourrait s'instaurer avec d'autres travailleurs.

Chacun sait que les progrès de la production ou des bénéfices ne sont pas sources de renforcement des effectifs. Comment les cadres font-ils pour admettre les « dégraissages » alors qu'ils éprouvent des difficultés à atteindre les objectifs ?

La menace est ici aussi utilisée. Les difficultés rencontrées ne peuvent faire l'objet d'aucune discussion collective, sous peine que ces informations soient utilisées par d'autres. Ainsi se développe des stratégies de dissimulation et de silence pour couvrir les difficultés. Un discours triomphaliste apparaît tout empreint de références au succès et à l'efficacité.

Reste cependant la confiance qu'accorde les cadres au système. Elle aurait à voir avec le «zèle au travail» à la mobilisation de l'intelligence et de la créativité au travail, dont le ressort serait ici, non pas la liberté que le travailleur se donne, mais l'emprise de la peur. Certains déploient des trésors d'inventivité pour améliorer leur production et gêner leurs voisins. La peur comme moteur de l'intelligence est utilisée par le management à la menace dans les entreprises. Notons qu'elle était aussi le moteur du système nazi dans les camps de travail, de concentration et d'extermination.

Au-delà d'un certain niveau, la peur paralyse. Le système est donc basé sur un mélange de sanctions, de menaces et de gratifications. Dejours soutient que, précisément, l'information destinée aux salariés (cadres comme ouvriers) est falsifiée, et que c'est grâce à elle que la mobilisation subjective des cadres perdure. Un grand nombre de salariés participent à la production de cette information falsifiée. Cette stratégie permet aussi une généralisation du contrôle par la mise en oeuvre de ce mensonge institué.

Falsification intentionnelle

Le déni du réel du travail constitue la base de falsification. Elle est en général associé au déni de la souffrance dans le rapport au travail. Ce déni du réel implique la sur-valorisation de la conception et du management et conduit à interpréter les échecs du travail ordinaire comme étant causée par une incompétence, un manque de sérieux qu'elle impute à un ou plusieurs travailleurs, qui sont ainsi privés de la reconnaissance du travail accompli. La manipulation de la menace fait taire les débats contradictoires sur un échec. Elle donne à la description officielle du travail une emprise renforcée sur les consciences.

Les mensonges et falsifications vont venir occuper l'espace laissé vacant par le silence des travailleurs. Le mensonge consiste à décrire la production à partir de résultats et non à partir de l'activité. La description est construite sur base de résultats positifs. Pas question de faire mention de ce qui relève du défaut. Le mensonge est justifié à l'aide d'arguments commerciaux et gestionnaires : cotation en bourse, réputation auprès des clients,...

Le discours officiel sur le travail est construit comme une propagande pour servir à l'extérieur de l'entreprise, mais aussi, ce qui est récent, à l'intérieur de celle-ci. Elle participe de la culture d'entreprise qui prône l'ajustement rigoureux du travail aux contraintes du marché et de la clientèle.

L'organisation de nombreuses entreprises en «cercles de qualité» a rendu possible cette orientation, où la concurrence se fait de plus en entre les différentes unités d'une même entreprise. Dans cette stratégie, le mensonge ne pourrait résister, si des traces n'étaient pas effacées. Ainsi, une attention particulière est accordée à effacer la mémoire des usages du passé qui pourrait servir de comparaison avec la période actuelle. Cela se fait en mutant, voire en licenciant les plus anciens.

Cette falsification se fait à l'aide de médias spécifiques tels que des journaux d'entreprise dans lesquels une attention toute particulière est accordée à l'image que suscite le fonctionnement imaginaire, la capture imaginaire en lieu et place de l'activité de penser. Mais pourquoi ces médias ne volent-ils pas directement à la poubelle ? Pour beaucoup, ils constituent une source d'information sur le mensonge lui-même, mais surtout pour savoir ce qui est en vogue dans l'entreprise. On sait mieux comment d'adresser à sa direction. Cette stratégie favorise donc le conformisme à la culture d'entreprise.

Dans ce relais du mensonge institué apparaît une autre souffrance : lorsque l'on feint d'ignorer celle de ses subordonnés, lorsque l'on est déloyal avec ses collègues «pour garder sa place» apparaît la souffrance de perdre sa propre dignité et de trahir son idéal et ses valeurs ! C'est face à cette souffrance très spécifique qu'intervient la rationalisation du mensonge et du «sale boulot».

Briser le mur du silence

Cette analyse ne peut laisser les militants de la gauche radicale indifférents. Elle questionne les ressorts psychiques de l'adhésion au système capitaliste, et plus généralement, de l'aliénation.

Elle ouvre également de nombreuses questions sur les combats à mener compte tenu d'un contexte bouleversé par de nouvelles méthodes d'organisation du travail, sur l'importance de la prise en compte de la dimension subjective, plus particulièrement de la souffrance, pour ne plus participer à son déni.

Car la tolérance au mal, sa banalisation ne cessent pas non plus de questionner. Comment expliquer la participation du plus grand nombre ? Comment politiquement lutter contre elle ? Ce sera le thème d'un prochain article.

La Gauche n°13, 1er juillet 2000

(1)Christophe Dejours, «Souffrance en France. La banalisation de l'injustice sociale », Paris, Seuil (Points), 2000, p.47. A lire absolument. Ce dossier est en outre, basé sur une lecture de Dejours. Dejours sera présent à l'Ecole d'été de la Fondation Léon Lesoil le 2 septembre.

(2) Idem, p.59 /

(3)Voir Ataulfo Riera, «Sous le règne des marchés : l'entreprise néolibérale », La Gauche n°9

(4) Dejours, idem p.68.

Voir ci-dessus