Marxisme et féminisme
Par Frédérique Vinteuil le Mardi, 18 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

Le renouveau du féminisme, dans les années soixante-dix, illustre un paradoxe : produit d'une génération militante imprégnée de marxisme, en Europe du moins, il a contribué à alimenter des courants prônant soit le rejet pur et simple de Marx, soit le « dépassement » du marxisme par une méthodologie réputée plus adaptée au nouvel objet à penser. L'explication de ce paradoxe nous paraît renvoyer à des facteurs externes, mais aussi internes à la théorie marxiste.

Dans le cadre de cet article, nous voudrions montrer ce qui, dans les textes de Marx et d'Engels, nous paraît opératoire et ce qui nous paraît faire problème. Nous souhaiterions illustrer l'impuissance à rendre raison de l'oppression des femmes comme phénomène total des théories prétendant rejeter ou dépasser le marxisme, qui reste, par delà telle ou telle assertion des marxistes, la seule méthodologie qui permette de comprendre.

Le marxisme a eu l'immense mérite, au XIXe siècle, de dénoncer la subordination des femmes, quand d'autres « socialistes » allaient jusqu'à en prôner l'aggravation (Proudhon). Marx et Engels s'inscrivent dans la continuité des saint-simoniens et des fouriéristes, dont Flora Tristan, qui revendiquent l'égalité des sexes et la subversion de la famille bourgeoise. Dépassant les utopistes qui se bornaient à décrire l'infériorité des femmes et à réclamer l'égalité au nom de la justice, le marxisme est parti d'un présupposé fondamental : l'oppression des femmes n'est pas un invariant de l'histoire mais le produit d'une formation sociale, les rapports entre les sexes ne sont pas naturels mais sociaux. Cette base matérialiste et historique reste, de nos jours, une ligne de partage avec l'ethnologie structuraliste (Lévi-Strauss) qui fait de l'échange des femmes l'élément constitutif des sociétés humaines, ou avec ceux des psychanalystes qui attribuent à la différenciation sexuelle le rôle moteur dans la structuration du psychisme.

Toutefois, il apparaît que, dans ce domaine, la démarche historique relève davantage chez Marx d'un postulat, lui-même issu de la logique du matérialisme historique, que d'une conviction étayée sur une étude précise du statut des femmes à travers les âges. Il faut attendre le dernier ouvrage d'Engels, quarante ans après la mort de Flora Tristan, pour trouver une approche systématique de la question. « L'origine de la famille » distingue trois grandes périodes dans l'histoire des femmes : les sociétés sans classes où les femmes occuperaient une position dominante (matriarcat originel) ; les sociétés de classes non-capitalistes, où la femme « esclave » est vouée à la reproduction domestique; l'ère du capitalisme réinsérant les femmes dans la production et offrant une base objective à leur émancipation. Cette périodisation, encore que grandement simplificatrice, peut être acceptée ; ce qui paraît erroné, est l'analyse du statut des femmes à l'intérieur de certaines périodes.

Tout d'abord, il est indiscutable que des sociétés sans appropriation privée des moyens de production, sans Etat, où les rapports sociaux s'expriment en termes de parenté, offrent des exemples d'oppression des femmes infiniment plus violente que celle qui sévit dans les métropoles impérialistes de la fin du XX' siècle. Nombre de tribus de ce type vivent presque exclusivement du travail effectué par les femmes, mais contrôlé par les hommes ; les femmes échangées comme des marchandises vont résider dans le village de leur mari où elles sont privées de tout droit ; l'élaboration idéologico-religieuse de ces sociétés est vigoureusement misogyne.

Pourquoi Engels s'est-il trompé ? Prisonnier des découvertes ethnologiques de son époque, beaucoup plus limitées que celles dont nous disposons, il a assimilé deux réalités qui ne se confondent nullement, la matrilinéarité et le matriarcat. S'il est indéniable que la plupart des sociétés archaïques ou primitives connues fonctionnent ou ont fonctionné selon un mode de descendance matrilinéaire, le système confère le pouvoir à l'oncle maternel et non à la femme elle-même. En revanche, Engels ne perçoit pas l'importance du lieu de résidence de la famille. Selon que le mari va résider dans le clan de sa femme (matrilocalité) ou la femme dans celui du mari (patrilocalité), les rapports de force entre sexes sont complètement différents. La généralisation de la patrilocalité marque bien davantage «la défaite historique du sexe féminin » (concept ambigu parce qu'évoquant une bataille rangée et non des processus contradictoires s'étalant sur des millénaires au sein de formations sociales transitoires) que l'apparition de l'esclavage, de l'Etat, de la patrilinéarité et de la famille patriarcale.

De plus, Engels fonde l'origine de la dégradation du statut des femmes sur une division primitive du travail (homme chassant, femmes cueillant et cultivant...) susceptible de fournir aux hommes la capacité de s'approprier le surproduit social. Or, nous pensons qu'il n'y a pas de division sexuelle du travail « naturelle » et universelle. Les hommes font ce que font les femmes et inversement : tout dépend de la société dans laquelle on se trouve. Même le filage et le tissage, activités féminines par excellence, sont effectuées par des hommes dans certaines tribus d'Afrique du Nord! Ce qui vaut pour des sociétés de classes, vaut pour les sociétés primitives : ce n'est pas la nature du travail qui compte, mais les rapports sociaux au sein desquels on l'effectue. Ce n'est pas le lieu de développer ici les hypothèses de recherche sur le statut des femmes dans les sociétés pré-classistes, encore moins sur « l'origine » historique de l'oppression des femmes sur laquelle il est peu probable que s'impose une réponse définitive. Nous dirons seulement que la méthode la plus fructueuse nous paraît procéder des concepts les plus classiques du marxisme.

Même pour des sociétés où les rapports de production sont médiés par les rapports de parenté, les interrogations les plus utiles sont celles-ci: qui produit? Qui contrôle la production ? Au bénéfice de qui s’exercent les rapports de parentés ? Dès lors, nous soutenons que les sociétés pré-classistes connues, presque toutes patrilocales, matrilinéaires ou patrilinéaires, fonctionnent sur la base de l'appropriation collective par les hommes de la force de travail des femmes. Cette situation peut se constater dans les sociétés primitives actuelles; elle peut s'induire de l'étude des formations sociales archaïques où domine l'esclavage féminin et où l'adéquation idéologique Féminité/Esclavage est une constante. Nous pensons donc que la « révolution » esclavagiste et l'appropriation privée des moyens de production s'inscrivent en rupture/continuité avec les sociétés lignagères où l'appropriation collective du travail féminin et la dévalorisation d'un groupe humain au sein d'un clan fournissaient un modèle aux formes ultérieures d'exploitation. Néanmoins, si nous croyons que la première forme de lutte de classes a opposé les femmes aux hommes, nous ne déduisons pas de ce primat historique la primauté de la lutte des sexes pour les modes de production ultérieurs. L'apparition de l'esclavage modifie la contradiction essentielle et redistribue les hommes et les femmes en fonction de leur place dans le procès de production.

Il reste que les femmes ne sont pas « redistribuées » au sein des classes fondamentales comme les hommes; si l'appartenance de classe des femmes des couches exploitées ne fait pas problème (encore ne sont-elles jamais exploitées « comme » les hommes), celle des femmes des classes dominantes est beaucoup plus difficile à cerner à certaines périodes de l'histoire. A quelle classe appartient, dans l'Antiquité, la femme de l'aristocrate athénien, mariée à douze ans, enfermée dans le gynécée, privée de tout contrôle de ses biens et travaillant avec ses servantes ?

Engels caractérise la deuxième période de l'histoire des femmes par leur exclusion de la production. De la naissance de l'esclavage à la manufacture, les femmes seraient avant tout vouées à la reproduction aux deux sens du terme. « La femme devint la première servante, elle fut écartée de la participation à la production sociale. C'est seulement la grande industrie qui a rouvert - et seulement à la femme prolétaire - la voie de la production sociale. » Cette assertion est encore admise par bien des marxistes. J.-L. Moynot écrit que dans l'histoire « la force de travail masculine a joué le rôle principal », les femmes étant vouées à l'entretien des enfants et aux tâches domestiques.

Cette thèse nous paraît anachronique et irrecevable. Anachronique, parce qu'elle postule une division tranchée entre la sphère de la production et celle de la reproduction que seul le capitalisme a réalisée, Prenons l'exemple d'une communauté villageoise à l'apogée du mode de production féodal. La division sexuelle du travail y était absolue et immuable. Mais elle ne recoupe pas l'opposition travail productif/reproductif. Les femmes font certains travaux agricoles, les plus pénibles, les hommes font le reste: tous produisent. Les femmes filent, activité aussi productive (il arrive que la laine filée soit commercialisée) que les travaux des champs destinés en grande partie à une consommation autarcique. Les tâches domestiques ? Elles étaient des plus réduites en raison des conditions d'habitat et de nutrition, et affectées le plus souvent à une aïeule ou aux jeunes enfants. Cette thèse est irrecevable, parce qu'aucune formation sociale connue dans l'histoire n'a pu se passer de l'utilisation massive de la force de travail des femmes pour la production.

Seule une étude précise sur une société donnée à une époque donnée peut permettre de déterminer les rôles respectifs de la force de travail masculine et féminine, rôles très variables au demeurant. Mais, soutenir que toutes les femmes ont été exclues de la production relève de l'idéologie patriarcale qui pose le travail des femmes comme du non-travail. Improductives, les esclaves des grandes monarchies asiatiques ou de Mycènes quand elles sont ouvrières du textile, ou qu'elles cultivent les grands domaines des rois et des temples ? Improductives, les paysannes médiévales? Ce qui caractérise, au contraire, l'utilisation de la force de travail féminine, c'est la combinaison des travaux productifs les plus dévalorisés avec des tâches de reproduction, les uns étant souvent présentés comme l'extension des autres. L'exclusion de la production ne se vérifie vraiment, dans les sociétés de classes non-capitalistes, que pour les femmes des couches dominantes. Encore celles-ci se différencient-elles des hommes des catégories exploiteuses en ce qu'elles travaillent presque toujours: elles sont « la première servante » dans le gynécée comme dans le manoir féodal, tandis que leur mari est totalement « oisif», s'adonnant, selon l'époque, à la politique, la guerre ou la chasse.

Aussi, la distinction production/reproduction nous paraît-elle peu opérante pour comprendre la condition des femmes dans les modes de production esclavagistes ou féodaux. Il nous paraît plus intéressant de partir de la réalité du statut personnel des femmes pour constater que l'utilisation de leur force de travail, quel que soit le travail, ne se fait jamais comme celle des hommes, mais dans le cadre de rapports sociaux spécifiques de domination. Aux origines des sociétés esclavagistes, les esclaves-femmes étaient beaucoup plus nombreuses; si l'égalité numérique se réalise ensuite, les chances d'affranchissement sont très inégales entre les sexes, d'autant qu'une esclave féminine apporte une richesse supplémentaire, ses enfants. Dans la société médiévale, entre la paysanne et son seigneur, existe un intermédiaire obligé, le père ou le mari, que la coutume fait propriétaire de son travail et de sa personne. Prenons l'exemple du vilain (paysan libre de l'Europe occidentale): il possède la propriété « utile » de sa terre, peut la vendre, la quitter, il doit de nombreux impôts à son seigneur, mais c'est un homme libre. La vilaine : la terre ne lui appartient pas (elle hérite rarement), ni le produit ce son travail; elle ne peut partir car elle dépend de l'autorité paternelle ou maritale, Elle n'est pas libre.

Sans doute, le vilain et la vilaine appartiennent-ils fondamentalement à la même classe: leurs intérêts se confondent face au seigneur, et leur place dans le procès de production est similaire. Mais il est évident qu'au sein de la classe exploitée, les femmes constituent une couche définie non seulement par leur appartenance de classe, mais aussi par leur statut personnel dans la famille, statut dont les similitudes avec l'esclavage sont évidentes. Une femme ne s'appartient pas. Le mari ou le père, tout exploité qu’il soit, exerce sur elle, dans ces sociétés distributrices de l'autorité à tous les niveaux du corps social, un pouvoir économique (contrôle du travail) et politique (maintien des hiérarchies).

Marx et Engels ont fort bien senti que le capitalisme introduisait une rupture majeure dans la situation faite aux femmes et dans la nature de la famille. Avec une intuition remarquable, à l’époque du « capitalisme sauvage » où la condition des femmes prolétaires paraissait plus atroce que celle des paysannes, ils ont su voir que la logique eu nouveau mode de production l’amènerait à créer les conditions objective d’une émancipation. En jetant tendancieusement toujours plus de femmes dans la sphère de la production sociale, en prolétarisant un nombre toujours plus grand de travailleurs, ôtant à la famille son rôle de transmission de la propriété, le capitalisme sapait (partiellement) les bases de la domination masculine.

Même si cette vision nous paraît aujourd'hui beaucoup trop unilatérale, même si Marx et Engels se sont trompés dans les rythmes, le capitalisme du troisième âge justifie en partie leur analyse. Il suffit de comparer la condition des femmes du tiers monde, très proche - toutes choses égales - de celle de nos arrières grand-mères, avec le statut actuel des femmes dans les pays impérialistes pour s'en convaincre. De même, le rôle positif attribué par Engels à l'insertion des femmes dans la production capitaliste (par delà certaines formules ambiguës) avait le mérite de légitimer le droit au travail des femmes à une époque où la majorité du mouvement ouvrier décrivait les travailleuses comme des « voleuses d'emploi ». Aujourd'hui, cette position, avec des nuances (l'accès au salariat n'est pas une condition suffisante de libération, d'autant que les femmes sont prolétarisées comme femmes), continue à faire clivage avec ceux qui contestent, en théorie ou en pratique, la nécessité pour les femmes de travailler à l'extérieur du foyer.

On ne trouve pas non plus chez Marx ou Engels d'apologie du travail domestique ou de la maternité; cela est d'autant plus remarquable que les socialistes utopistes réclamaient des droits pour les femmes au nom de la fonction maternelle. « Je le répète, la femme est tout dans la vie de l'ouvrier : comme mère, elle a action sur lui pendant son enfance ; c'est d'elle et uniquement d'elle qu'il puise les premières notions de celte science si importante à acquérir, la science de la vie... ». Encore cette formulation de Flora Tristan peut-elle s'entendre comme un constat. Mais le saint-simonien Prosper Enfantin, des fouriéristes, n'ont cessé d'exalter la Femme-Mère, et ses devoirs, avec une phraséologie mystique parfaitement accordée à l'idéologie bourgeoise qui s'était constituée depuis la fin du XVIIIe siècle sur la question. Engels est infiniment plus actuel, lorsqu'il écrit : « La famille conjugale moderne est fondée sur l'esclavage domestique avoué ou voilé de la femme »

Néanmoins, Marx et Engels n'ont pas songé à forger une théorie de l'oppression des femmes. Dans le Capital, où il est procédé à une analyse des conditions de la production dans le système capitaliste, les conditions de la reproduction ne sont presque jamais abordées. L'explication tient à la nature du système lui-même qui opère la séparation la plus radicale de l'histoire entre l'univers de la production et celui de la reproduction et rend possible une analyse séparée. Aussi Marx ne rencontre-t-il les femmes qu'à travers leur entrée dans la manufacture et ne saisit-il pas leur condition dans sa globalité. Marx et Engels ont une théorie de la famille, mais la structure qu'ils décrivent est davantage un legs du passé; le rôle de transmission de l'héritage à des enfants légitimes, l'enrichissement grâce à la dot de la femme sont donnés par eux comme les caractères fondamentaux de la famille monogamique. «Souveraineté de l'homme dans la famille et procréation d'enfants qui ne puissent être que de lui et qui étaient destinés à hériter de sa fortune, tels étaient (...) les buts exclusifs du mariage conjugal»

Ils avaient raison de considérer que cette fonction de la famille était condamnée à dépérir avec la généralisation du capitalisme. Même si les études réalisées sur la formation des patrimoines en France montrent que l'héritage joue un rôle déterminant dans la circulation des richesses au sein de la classe dominante, il est évident que, pour la majorité de la population, là n'est plus la fonction première de la famille. Or, celle-ci se porte fort bien et l'oppression des femmes avec elle.

La théorie marxiste nous paraît présenter des lacunes sur trois points fondamentaux: l'utilisation différenciée par le capitalisme de la force de travail féminine et masculine; l'apparition d'une famille bourgeoise adaptée aux besoins économico-politiques du système; la nature des rapports sociaux entre les sexes.

- Marx et ses contemporains n'ont pu que constater le rôle déterminant joué par la main-d'œuvre féminine dans l'accumulation de sur-profits à l'aube du capitalisme industriel. « Quand le capital s'empara de la machine, son cri fut: du travail de femmes, du travail d'enfants!» L'explication de cette préférence paraissait claire: les femmes, contrairement aux compagnons des anciennes corporations, n'avaient aucune qualification et étaient infiniment plus adaptables aux nouvelles conditions de travail; leur éducation et surtout l'extrême précarité de leur existence, les rendaient dociles.

Cette explication est conjoncturelle, et Marx la donnait comme telle. Or la surexploitation de la main-d'œuvre féminine est, jusqu'au troisième âge du capitalisme, un phénomène structurel. Nul n'ignore que l'inégalité professionnelle entre les sexes est la règle, à tous les niveaux de la pyramide sociale. La sous-qualification n'est plus une cause, mais un corollaire de la nécessité pour le capital de disposer d'une main-d'œuvre surexploitée. En France, on est arrivé au paradoxe que c'est parce que les filles réussissent mieux leurs études qu'elles sont moins qualifiées; elles vont, en majorité jusqu'au BEPC ou au BAC, alors que les garçons sont réorientés (par l'échec scolaire) vers des formations techniques d'où ils sortent plus adaptés au marché du travail. De toutes façons, il suffit qu'une profession, même très qualifiée, se féminise pour qu'elle se dévalorise avec une étonnante rapidité.

En outre, ce que Marx constatait pour la première révolution industrielle, se retrouve vérifié avec la mutation technologique actuelle. C'est sur la main-d'œuvre féminine que l'on teste les nouvelles formes de travail : informatique, bureautique, restructuration du rythme de travail... Cette permanence suffit à écarter comme superficielle une analogie avec la main-d'œuvre immigrée. Les étrangers ont toujours fini par «s'intégrer», exigeant la venue d'une nouvelle vague à chaque période d'expansion économique. Les femmes ne « s'intègrent » pas, et posent le problème de savoir ce qui permet au Capital de maintenir la dévalorisation de leur force de travail.

Un aspect majeur tient à la composition du salaire, différente pour les hommes et les femmes. Marx donne du salaire cette définition : « La valeur de la force de travail était déterminée par les trais d'entretien de l'ouvrier et de sa famille». Cette composition du salaire s'est globalement vérifiée, à l'exception des périodes de crise aiguë du capitalisme, et du lumpen-prolétariat. Mais elle ne vaut que pour la rétribution de la force de travail masculine. A l'inverse, tout se passe comme si le salaire féminin était amputé de la partie que les hommes reçoivent pour entretenir leur famille, en plus d'eux-mêmes. Cette différenciation dans le salaire s'avère fonctionnelle pour tous, le système postulant que tous les salariés sont mariés. La meilleure preuve réside dans les mesures sociales prises en faveur des femmes dans les pays capitalistes développés, mesures qui, pour partie, visent à compenser l'absence d'un mari: allocations aux veuves, aux mères célibataires, aux divorcées ; pensions de reversion que les veuves perçoivent immédiatement, les veufs attendant leur propre retraite (et encore cette dernière mesure est-elle récente !...) etc. La société préfère « assister » des millions de femmes, plutôt que de rétribuer la force de travail féminine à l'égal de celle des hommes. Contrairement aux apparences, et à la législation bourgeoise, l'écart continue à s'accroître ; les femmes sont de plus en plus nombreuses, en proportion, chez les manœuvres et les OS.

Il est évident que l'existence du salaire d'appoint procède des exigences de l'accumulation du profit; déterminer si elle en constitue un élément structurel ou conjoncturel est abstrait, la réalisation du profit se faisant toujours au sein de conditions historiques (et de rapports de forces) concrètes. La durée du phénomène à travers trois révolutions industrielles milite en faveur de son caractère structurel des origines du capitalisme industriel à sa phase actuelle. La particularité de cette surexploitation est qu'elle tire sa légitimité d'une instance vécue comme extérieure aux rapports de production ; la famille, et au-delà de la famille, de la société civile toute entière qui constitue les femmes en groupe opprimé.

— Marx et Engels prophétisaient la disparition, à brève échéance, de la famille bourgeoise. On le leur a beaucoup reproché, certains historiens et certains marxistes concluant à l'inverse au renforcement de la famille, corollaire de l'affirmation de l'Etat bourgeois. La prédiction de Marx et d’Engels s’explique par le contexte historique de l’exploitation forcenée réalisée par le « capitalisme sauvage » qui avait séparé l’ouvrièr/ère de sa famille paysanne et bouleversé les rôles antérieurs. Engels a largement décrit, parfois avec des formulations ambiguës, la situation anglaise. « Dans bien des cas, la famille n'est pas tout à fait désagrégée par le travail mais tout y est mis sens dessus-dessous. C'est la femme qui nourrit la famille, et l'homme qui reste à la maison, garde les enfants, balaie les pièces et fait la cuisine. Ce cas est très fréquent. A Manchester seulement, on pourrait dénombrer plusieurs centaines de ces hommes condamnés aux travaux domestiques. On peut aisément imaginer quelle légitime indignation cette castration de fait suscite chez les ouvriers, et quel bouleversement de toute la vie des familles il en résulte, alors que les autres conditions sociales restent les mêmes. »

La famille apparaissait alors comme un reliquat de rapports sociaux pré-capitalistes, ne conservant de valeur fonctionnelle que pour les classes dominantes. Là réside l'erreur de Marx et d'Engels, qui ont pris un phénomène de conjoncture pour un phénomène de structure. Cette erreur, explicable, répétons-le, par le contexte historique, les a dispensés d'une théorie de la famille bourgeoise ; cette lacune a permis aux idéologues réformistes du mouvement ouvrier de se faire les défenseurs de la « famille ouvrière » sans apparaître trop ouvertement en rupture de marxisme. En effet, passée la première phase du capitalisme sauvage, la bourgeoisie a senti la nécessité de « familiariser » sur le modèle bourgeois une classe ouvrière jugée trop mobile et indisciplinée.

De nombreuses études sont parues en France, depuis une dizaine d'années, qui traduisent l'intérêt nouveau des historiens sur ces questions (en liaison avec la montée du féminisme) et montrent ce processus à l'oeuvre dès 1870-1880: constitution d'un habitat ouvrier, plus «décent» et surtout adapté à la famille mononucléaire (les corons remplaçant la promiscuité des caves...) ; extension à la femme ouvrière de l'idéologie de la maternité. Pour la bourgeoisie, l'intérêt est évident: les tâches de reproduction de la force de travail que le capital ne peut alors socialiser, continuent à être assumées dans le cadre privé; l'ouvrier se fixe, se «range », se « responsabilise » à travers la famille ; les femmes continuent à être définies par le rôle dans la famille, celui-ci permettant la surexploitation et l'utilisation comme main-d'œuvre de réserve. La bourgeoisie a reçu l'aide active du mouvement ouvrier organisé, composé, on le sait, essentiellement de travailleurs qualifiés masculins. Plusieurs facteurs l'expliquent : l'idéologie passéiste à la Proudhon vantant les mérites de la famille patriarcale, contre l'immoralité capitaliste, était très forte: la stabilisation des ouvriers masculins paraissait propice à leur organisation par le syndicat ; surtout, le maintien d'une majorité de femmes au foyer, l'espoir d'y renvoyer les autres, préservait de la concurrence féminine !

Aussi assiste-t-on progressivement à la généralisation à tout le corps social du modèle de la famille bourgeoise, unité vouée à la reproduction (coupé de l'univers de la production), à la socialisation des enfants et à l'adéquation féminité/maternité. Marx et Engels n'ont pas souligné que le capitalisme du premier âge n'était pas en mesure de socialiser une grande partie des tâches domestiques. Leur erreur ne procède pas du fait qu'ils le croyaient possible, mais de ce qu'ils avaient peu analysé les conditions concrètes, à leur époque, de la reproduction de l'espèce et de la force de travail. Or, le statut des femmes procède précisément du lien dialectique existant entre le travail reproductif effectué par elles dans la famille et leur insertion dans le travail pour le marché, celle-ci renvoyant à celui-là. Ne saisir les femmes que dans leur rapport à la production, c'est se priver de comprendre ce qui fait d'elles des travailleurs « à part ». Tant que le système n'est pas en mesure de les transformer en produits pour le marché, les tâches domestiques réalisées dans le cadre privé réalisent une énorme économie de capital.

Marx avait mal vu cet aspect, postulant généralement que le travailleur trouvait sur le marché les moyens de reproduire sa force de travail. Le travail ménager apparaît dans la théorie marxiste classique comme du non-travail, ce qui est d'ailleurs contradictoire avec la formule d'Engels sur l'esclavage domestique. Volontiers décrites comme gratuites, les tâches domestiques ne le sont pas totalement. Le travailleur masculin reçoit, dans son salaire, de quoi faire vivre (ou survivre) sa famille, et donc d'une certaine manière rétribuer le travail menacer de l'épouse. Ce constat n'est pas contradictoire avec la fonction d'économie de capital. Le « sur-salaire » masculin (différence avec le salaire féminin) n'atteint jamais - et de loin - le montant des heures de travail ménager, même rétribuée au SMIC.

Est-ce à dire que Marx et Engels se sont totalement trompés et que le capitalisme a produit un renforcement de la famille ? Le terme de renforcement, si souvent utilisé, n'est pas juste. La bourgeoisie n'impose pas un resserrement des liens familiaux précapitalistes, mais une autre famille. La nouveauté vient-elle d'une consolidation de la base économique de cette nouvelle famille qui sera donnée par la reproduction dans le cadre privé. La nouveauté, on l'a vu, vient de la séparation géographique et économique entre production et reproduction. Mais dans les sociétés non capitalistes, les tâches dites de reproduction étaient aussi assumées au sein de la famille par les femmes, situation dont le système actuel s'est emparé. On peut même dire que le Capitalisme socialise tendanciellement toujours davantage de travaux réalisés jadis dans un cadre privé. Dès la première révolution industrielle on commence à voir disparaître, en ville, la production familiale des aliments de base (pain, légumes, viande) ; les vêtements deviennent progressivement des objets achetables sur le marché…. Quant au troisième âge du capitalisme, il illustre la faculté du système d'étendre à de larges secteurs de la reproduction le règne de la marchandise (fulgurante progression du marché du prêt-à-porter, plats préparés, laverie.). Même la consommation perd (un peu) de son caractère familial pour devenir de plus en plus individuelle.

Ce nouveau stade du capitalisme correspond logiquement à une nouvelle vague d'entrée des femmes sur le marché du travail. En France, leur pourcentage dans la population active augmente régulièrement depuis 1970. « Si la femme du travailleur, autrefois non rémunérée, vient cependant grossir la masse des producteurs fournissant du travail dans l'industrie capitaliste, elle accroît directement la production de marchandises supplémentaires et de plus-value. Si une part des marchandises ainsi produites est consommée par les familles des travailleurs en remplacement des services domestiques autrefois rendus gratuitement par la maîtresse de maison, ceci est tout bénéfice pour le capital, car ceci facilite la réalisation de la plus-value, l'accumulation du capital et la reproduction élargie ».

De ce processus on peut retenir deux éléments majeurs: l'assomption privée du travail ménager n'est pas structurellement indispensable au fonctionnement du système, mais une nécessité sur une longue période; le statut des femmes se noue dans le lien marché du travail/famille, mais la détermination en dernière instance, qui fait bouger leur condition, réside bien dans les exigences d'accumulation de la plus-value, au cœur même du système. Où réside alors la spécificité de la famille bourgeoise par rapport aux formes antérieures ? Dans le Politique évidemment ! Elle matérialise la coupure entre l'homme privé d'une part, et d'autre part le producteur et le citoyen. Elle incarne avec efficacité l'individualisme bourgeois (famille mononucléaire repliée sur elle-même) tout en assurant à l'Individu un lieu de solidarité affective minimale. Elle assure, beaucoup plus qu'autrefois, et malgré la scolarisation obligatoire, la socialisation des enfants.

Tous les sociologues le soulignent: on ne se marie plus par intérêt mais par amour, et ce faisant, la Famille reste la valeur refuge, au hit-parade de toutes les enquêtes. Cette fonction socio-politique est suffisamment efficace, et assez indépendante des structures économiques, pour être intégrée, sans modification, par les Etats de l'Europe de l'Est, où elle rend sensiblement les mêmes services aux couches dirigeantes. Partout l'intériorisation de ce modèle est très forte, et contribue a l'aliénation de celles qui, comme mères, sont les piliers de cette structure. Mais le processus est contradictoire. En effet, dans les sociétés non capitalistes, la famille fonctionne indiscutablement comme le lieu de l'oppression des femmes; dans ces formations sociales, fondamentalement inégalitaires, où l'Etat est plus faible, l'autorité est dispersée à tous les niveaux du corps social selon les hiérarchies de naissance, de fonction, d'âge, de sexe, acceptées comme immuables. Les hommes dominent les femmes, parce que Dieu (ou la nature) l'a voulu ainsi. L'Etat moderne, incarnation du Droit au-dessus des classes et des groupes, a dû casser ces hiérarchies intermédiaires et proclamer la liberté et l'égalité de l'individu face à lui ; cette évolution recouvre évidemment les besoins du Capital en main-d'œuvre « libre ». De ce fait, la famille ancienne, lieu d'exercice codifié de l'autorité masculine, s'est trouvée lentement et partiellement vidée de ce rôle, pour des raisons objectives (logique du système) et subjectives (lutte des femmes).

La participation des femmes à la production pour le marché, l'accès à des niveaux d'études identiques à ceux des hommes, le discours bourgeois sur l'égalité formelle de tous les individus sont entrés en contradiction avec le statut d'opprimées des femmes dans le travail et la famille. Phénomène que Marx et Engels avaient pressenti, parce qu'il était dans la logique fondamentale du système, mais qui s'est manifesté beaucoup plus lentement et contradictoirement que ce qu'ils avaient prévu. Phénomène qui est loin d'être achevé et dans lequel l'intervention consciente des femmes organisées est un élément décisif.

- La troisième lacune dans la théorie marxiste concerne la nature des rapports sociaux entre les hommes et les femmes. Marx et Engels ont, néanmoins, su employer des termes beaucoup plus vigoureux que leurs épigones divers, qui se sont acharnés à nier l'oppression des unes par les autres, au nom de l'unité ouvrière. «La (famille) contient en miniature tous les antagonismes qui, par la suite, se développeront largement dans la société et dans son Etat. (Marx)» «(Le mariage conjugal) apparaît comme l'assujettissement d'un sexe par l'autre, comme la proclamation d'un conflit des deux sexes. » (Engels) En revanche, ce que ni l'un ni l'autre n'ont réellement vu, c'est le fondement, en système capitaliste, de l'actualité des conflits de sexes.

Certaines féministes ont pu parler d'exploitation des femmes par les hommes à travers le travail domestique. La notion d'appropriation de la force de travail des femmes pour les tâches productives et reproductives par les hommes nous paraît opérante pour les sociétés préclassistes; elle se discute, cas par cas, pour des formations sociales classistes, non capitalistes. Elle ne vaut pas pour le capitalisme. Exploitation suppose ponction de plus-value dans le cadre de la production pour le marché et séparation radicale entre le possesseur du Capital et le travailleur. Rien de tel avec le travail domestique. Son destin est de s'accomplir dans le cadre privé, hors critère de rentabilité et, donc, de ne pas être productif (au sens marxiste du terme). On peut admettre que le mari se procure la force de travail de l'épouse, avec son salaire, mais leurs intérêts ne sont pas radicalement contradictoires ; les deux sont juridiquement propriétaires du salaire du mari, des objets produits à la maison, et aucun n'a intérêt à diminuer la part de l'autre. De plus, l'époux attend un service ; il n'est pas directement intéressé à la production de l'épouse ; peu lui chaut que le repassage soit effectué en une heure ou deux heures, pourvu qu'il soit fait; s'il est fait, il n'ira pas chercher du linge supplémentaire chez le voisin pour occuper sa femme !

Exclure le concept d'exploitation ne conduit, pas à voir dans la domination masculine « un simple retard sur les mentalités ». Nous avons vu le capitalisme fonctionner avec la surexploitation de la force de travail féminine, avec les économies réalisées sur l'entretien de la force de travail globale. Il est évident que la médiation nécessaire est l'attribution d'un statut dévalorisé à toutes les femmes, irriguant tous les niveaux de la société civile. Point n'était besoin d'une grande imagination créatrice. Il suffisait de faire perdurer en l'adaptant l'oppression millénaire, avec le soutien actif de ceux qui en retirent des avantages matériels et moraux indéniables, toutes classes confondues. Les hommes se sont vus garantir un statut collectif d'oppresseurs, avec des miettes de plus-value (salaires plus élevés), des privilèges sociaux (ne pas accomplir le travail domestique) et idéologiques. Ces derniers conduisent, chez les plus exploités, à des sentiments de type « petit blanc », et sont un facteur important de l'occultation de, la conscience de classe.

Hommes et femmes sont, à l'évidence, en système capitaliste, répartis dans les différentes classes. A l'intérieur de chaque classe, leurs intérêts historiques sont identiques (encore peut-on s'interroger sur les intérêts contradictoires des femmes bourgeoises). Conjoncturellement et concrètement, il en va autrement: concurrence pour l'emploi, des plus vives en période de crise ; concurrence pour l'accès aux postes de hiérarchie ; concurrence dans l'univers politique ou syndical, bastion masculin remarquablement défendu... Ces relations sociales entre hommes et femmes entrent mal dans le cadre de concepts pré-établis. Parler d'esclavage ou de servage conduit à ne pas comprendre la liberté juridique, « l'égalité » dont jouissent les femmes aujourd'hui.

Les hommes sont dotés, en naissant, d'une situation globale de « privilégiés » par rapport aux femmes de leur classe, et sur certains points, par rapport à toutes les femmes. Une analogie partielle avec les minorités raciales (type Etats-Unis) est le plus éclairant, avec la différence majeure que l'oppression ne s'exerce pas individuellement, chaque Blanc ayant son Noir à dominer. Si l'on ajoute que son archaïsme, jointe à l'immédiateté du rapport hommes/femmes, lui confère un rôle majeur dans la structuration de la personnalité individuelle, on en conclut à sa capacité de perdurer par delà les rap-ports de production capitalistes, et même la famille actuelle. Les conflits de sexes (quoique morcelés par la lutte de classes) existent, on les rencontre tous les jours. Que l'évolution interne au capitalisme ait fourni, partiellement une base objective et contradictoire à leur dépassement ; que la destruction du système élargisse cette base objective, ce sont des évidences. Reste que et Marx et Engels pouvaient difficilement le voir, le facteur subjectif, la lutte indépendante des femmes, est terminant.

Le féminisme, dépassement du marxisme ? C'est au nom de la lutte indépendante des femmes que certaines ont rejeté le marxisme comme inadapté. On peut classer sommairement ces nouvelles approches méthodologiques en deux grands courants : le premier critique le marxisme comme « économiciste » et incapable d'expliquer les conflits de sexe ; le deuxième veut compléter le marxisme d'une théorie d'un mode de production patriarcal, censé « doubler » le capitalisme. Il est impossible, ici, de rendre compte, avec les diverses nuances, de toutes les thèses présentées. Nous nous contenterons d'évoquer celles qui fournissent leur cohérence aux courants du féminisme organisé, en France.

— Le groupe Psychanalyse et Politique s'est présenté, dès sa création, comme porteur d'une théo-rie nouvelle, réalisant la fusion du marxisme et de la psychanalyse. Le marxisme est censé offrir un réservoir de concepts; exploitation, pouvoir d'Etat, lutte de classes, impérialisme... et une analyse des rapports des hommes (masculins) entre eux. La psychanalyse, réinterprétée et socialisée par les « gourous » du groupe, fournit le fondement méthodologique à l'analyse des rapports entre les sexes. La démarche est la suivante : la Différenciation Sexuelle induit un rapport à son corps différent selon les sexes, qui induit lui-même un rapport au Symbolique antagonique. Le MLF déposé pense, avec Lacan, que le domaine du Pouvoir, du Faire, de la Parole construite est masculin, tandis que la résistance au Pouvoir, le discours inarticulé du Corps. l'immédiateté de la Vie sont féminins. Cette polarité symbolique vertèbre le champ social ; les hommes, pour assurer leur domination, ont amené les femmes à renier leur véritable identité et à se couler dans le moule des valeurs patriarcales (rationalité, pou-voir...). En sorte que, la société actuelle est le siège de deux conflits qui se déroulent parallèlement, quoique l'un surdétermine l'autre : la lutte de classes que se livrent les hommes entre eux, illustration de leur goût immodéré pour asservir leur voisin; la révolution symbolique livrée par les femmes les plus conscientes pour retrouver leur identité, subvenir l'ordre patriarcal, et, par voie de conséquence, la société capitaliste qui en découle. Cette lutte ne peut s'accomplir que par une séparation radicale avec les hommes, « l'indépendance érotique et politique ».

Pourquoi ce courant, en perte de vitesse aujourd'hui pour des raisons plus politiques que théoriques, a-t-il séduit des femmes, notamment dans les milieux intellectuels? Il est indéniable qu'il offre une réponse à une interrogation laissée par les textes marxistes: comment justifier la profondeur de l'intériorisation par les deux sexes de l'oppression des femmes ? Comment expliquer la persistance de la polarité sexuelle des symboles et des valeurs qui transcende les modes de production ? Il est vrai que manque au marxisme une théorie du Sujet saisi dans sa globalité - et son aliénation - et pas seulement comme agent économique.

La psychanalyse, comme décryptage des comportements individuels et collectifs, est un instrument pour une étude de l'aliénation. L'accès au langage, la structure de la langue, l'univers des symboles... sont fortement marqués par la dichotomie sexuelle, qui s'affirme comme une composante de la structure de la personnalité. Le mettre à jour, l'analyser peut avoir un rôle corrosif ou de renforcement de l'ordre social. Or, c'est la dernière solution qui se produit lorsqu'on tire la psychanalyse vers une Philosophie de l'Etre. Le « contenu » de l'inconscient est alors donné comme un invariant de l'espèce humaine, et non comme l'intériorisation par l'individu et la collectivité d'une situation dans l'histoire. L'école jungienne (Jung, « L'homme à la découverte de son âme »), et ses épigones récents, qui prétendent lire, dans les mythes des sociétés archaïques et primitives, les fantasmes universaux de l'humanité, ne manquent pas de postuler la structuration dualiste de l'Inconscient entre le Masculin et le Féminin (animus-anima). La traduction dans le champ des valeurs est, comme on peut s'en douter, la collection des préjugés patriarcaux. Femme = Passivité, Irrationalité, Matière...

L'ouvrage récent de G. Devereux, « Femme et Mythe », est un modèle du genre. Dans sa recherche d'une identité féminine, Psyc. et Po. ne peut que reproduire les mêmes poncifs et la même idéologie réactionnaire. Que peut-être, en effet, une identité féminine ? Un rapport au corps et à la sexualité différent de celui des hommes ? Soit. Encore ne faut-il pas oublier que le rapport au corps lui-même, loin d'être immédiat, est dans l'espèce humaine toujours historicisé. Faut-il faire découler de ce rapport au corps une Différence dans le psychisme de l'individu ? Le croire, c'est tomber dans un déterminisme biologisant et/ou dans la vieille idée selon laquelle les femmes ne sont que leur corps. « Tota mulier in utero. » « L'utérus aux femmes », proclame Psyc. et Po.

Les marxistes ne peuvent que récuser cette interprétation de la psychanalyse, comme ils ne peuvent que dénoncer les Philosophies de la Différence qui s'épanouissent depuis une dizaine d'années. Côté femmes, on rencontre aussi cette volonté de retrouver les « valeurs féminines » avec le néo-féminisme américain (Betty Friedam). Côté « nouvelle droite », on se lance dans des diatribes contre les philosophies « monistes » coupables de vouloir penser avec des concepts universaux alors que sur terre règne la diversité (traduisons inégalité) des ethnies, des régions, des sexes, des individus. Diversité qui ne pourrait être saisie qu'à travers des critères propres à chaque groupe humain. Cette approche rejette la pensée en-deçà du marxisme, mais aussi de la philosophie classique. Pour les femmes, elle est mortelle, car quoi qu'en pense le MLF déposé, elle est le discours même de l'oppresseur. Sans doute, ce courant n'adopte-t-il pas jusqu'au bout la logique de la Différence, puisqu'il donne à l'univers symbolique une fonction déterminante et totalisante: c'est lui qui reproduit les rapports sociaux et les surdétermine. Néanmoins, faire dépendre le processus historique d'un invariant figeant deux groupes humains dans une altérité radicale, c'est poser l'existence de deux champs de pensée, et surtout de deux champs d'action ; subversion symbolique pour les femmes, lutte de classes pour les hommes.

A l'inverse, la force du marxisme est d'être la méthodologie qui permet de reconstituer les fragments morcelés de l'oppression des femmes (travail, famille, valeurs...) dans un ensemble qui leur donne sens. Elle plonge les femmes dans l'histoire et le social, d'où l'idéologie patriarcale (et non la réalité) les a rejetées. Ce faisant, elle les situe, non pas à côté des classes, mais au cœur de la lutte des classes. Non par misérabilisme, non parce qu'elles sont les plus exploitées, opprimées... Mais parce que leur oppression permet au mystère capitaliste de fonctionner à tous les niveaux, et que, remodelée, régénérée, elle peut se transmettre à d'autres sociétés oppressives.

La subversion symbolique ? Qui sera contre ? Mais on voit mal comment elle pourrait s'effectuer en dehors d'un processus social mettant enjeu l'ensemble des rapports de production, et en dehors de l'insertion des femmes dans ce processus. Sur le contenu de la subversion symbolique, les désaccords avec Psyc. et Po. sont évidents. Normer des valeurs féminines et masculines est réactionnaire, les imposer au nom de l'Identité retrouvée à des relents totalitaires. Les hommes ne sont pas des femmes, et inversement ? Sans doute, les unes sont des opprimées, les autres des oppresseurs: le rapport au monde est sensiblement différent... La réduction des différences entre les sexes appauvrirait-elle l'humanité, comme le clament les idéologues anti-féministes et certaines femmes ? Que penser de la mutilation imposée à tous les individus, contraints de se plier aux normes exigées par la société pour leur sexe, de l'attitude corporelle aux idées et aux comportements ? La rancœur de la victime, la bêtise satisfaite de l'oppresseur sont les corollaires obligés des « racismes » ethniques ou sexuels. On peut douter de leur valeur enrichissante.

— L'autre critique faite au marxisme lui reproche de distribuer les femmes au sein des classes en gommant l'unicité de leur oppression. Certaines s'en tiennent à la description : les femmes subissent toutes une discrimination, et la femme bourgeoise reste une opprimée. « Les femmes en tant que groupe objectivement exploité dans la société des hommes forment une catégorie sociale à part dont les caractéristiques sont les mêmes, quelle que soit la classe envisagée », écrivent Anne de Pisan et Anne Tristan dans Histoire du MLF (p. 98). Sur le terrain de la description, il est assez aisé de répondre que l'oppression se module différemment dans les HLM et le 16e arrondissement !...

D'autres, pour fonder l'unité des femmes, érigent la famille en instance déterminante pour le fonctionnement économique du capitalisme. On trouve cette thèse exprimée dans Etre exploitée, ouvrage d'un collectif italien, dans Le pouvoir des femmes et la subversion sociale de Maria Rosa Délia Costa et Selma James, et en France, dans des articles de la revue Nouvelles questions féministes. L'idée est la suivante : la reproduction de la force de travail vitale pour le capitalisme, est effectuée par les femmes ; le système ne peut y renoncer sans se détruire lui-même. La famille reproduit les rapports de production : « l'existence du monde en tant que marché de marchandises repose sur l'existence d'un mode de production domestique exclu de ce marché » (« Etre exploitée », p. 128). Ainsi, les femmes se définissent-elles toutes par cette fonction précise en face des classes des hommes. Cette théorie nous paraît fausse sur deux points fondamentaux :

- elle autonomise la famille bourgeoise au point d’en faire une instance déterminante dans la pérennité du système (d'où, pour ces femmes, le caractère révolutionnaire de l'exigence du salaire ménager..,). Un capitalisme sans famille est-il possible? Il est absurde de répondre abstraitement à cette question, en-dehors de tout contexte historique et géographique. Or, à certaines périodes pour certaines couches sociales, le système a brisé le cadre familial, quitte à le reconstruire ensuite : dislocation de la famille ouvrière aux débuts du capitalisme sauvage ; interdiction de constituer une famille. De plus, on a vu que la troisième révolution industrielle va dans le sens d'une certaine socialisation des taches domestiques.

- elle ignore la femme qui travaille à l'extérieur du foyer. Dans quelle classe se range-t-elle ? Quel est le rapport entre son travail à l'extérieur et ses fonctions au foyer ? Mystère...

D'autres féministes vont encore plus loin Le marxisme décrirait l'existence d'un mode de production, alors qu'il y en a deux : le capitalisme reposant sur l'exploitation de l'homme par l'homme (au masculin), et le mode de production familial fondé sur l’exploitation par les hommes du travail gratuit des ménagères dans un rapport d'esclavage Les deux systèmes, selon Christine Durand sont « théoriquement » indépendants l'un de l'autre. Là encore, nous opposons deux objections essentielles:

- on ne peut parler d'exploitation pour le travail ménager, du moins au sens marxiste du terme (voir plus haut). Si le fait d'appartenir à la « classe femmes » se noue autour du travail ménager à effectuer, pour un homme, suffit-il pour s'affranchir de sa condition d'exploitée de rester célibataire ?

- la cohabitation de deux modes de production est, a l'étape actuelle du capitalisme, une vue de l’esprit. Il faudrait démontrer que la famille est une unité économique fonctionnant sur une logique spécifique, à l'écart du capitalisme. Or, tout montre que l’évolution de cette structure se fait en étroite dépendance avec les exigences, l'évolution, les transformations du système.

En réalité, les théories affirmant le dépassement du marxisme ont toutes un point commun ; elles offrent de la réalité une vision immobile dénuée de toute perspective historique. Voilà l'oppression des femmes, telle qu'en elle-même l'Eternité la fige. Or si sur la question des femmes, il ne suffit pas de « lire Marx », la méthodologie marxiste (l'histoire se faisant par le dépassement de contradictions successives) est un atout irremplaçable.

Critique Communiste, 1983.

Voir ci-dessus