La conception de l'individu et de la société communiste chez Marx et Engels
Par Ataulfo Riera le Vendredi, 12 Juillet 2002 PDF Imprimer Envoyer

Marx n’a, de manière délibérée, jamais voulu élaborer une définition précise et concrète de la société communiste et de la manière dont elle doit se construire après la victoire de la révolution. Marx et Engels se sont ainsi toujours refusé à concocter des « prophéties » ou des « recettes » dans « les marmites de l’histoire ». Construire de tels schémas, vastes mais clos et figé, comme le firent les socialistes utopiques du début du XIXe siècle (Fourrier, St. Simon, Owen), allait à l'encontre de toute analyse scientifique et rigoureuse du devenir de l'humanité. Pour Marx/Engels, ce sera la tâche des hommes et des femmes du futur eux-mêmes et elles-mêmes de déterminer selon la situation concrète qu'ils/elles connaîtront, les modalités pratiques de l'édification de cette nouvelle société. On ne trouvera donc jamais dans leur oeuvre des formules ou des recettes pratiques toutes faites.

Néanmoins, des balises, des principes directeurs ou des indications sommaires émaillent de manière répétée toute leur œuvre théorique. Du fait même de la méthode dialectique-matérialiste qu'ils ont élaborée, et qui veut concevoir chaque phénomène social dans son devenir, son existence et sa disparition, ils ont tracé des perspectives, des lignes conductrices générales pour la société future. Ces germes de la société nouvelle "se trouvent en grande partie déjà présents dans l'histoire présente et dans ses tendances de développement" (1) car ils reposent essentiellement sur l’analyse scientifique de l’évolution du capitalisme lui-même et du potentiel d’émancipation existant déjà au sein de cette société, mais entravé et étouffé par les rapports sociaux de production qui y prédominent.

 

Ainsi, à partir des éléments dispersés dans son œuvre et dans celle d’Engels, les marxistes-révolutionnaires distinguent grosso modo trois phases dans la construction de la société communiste. Ces trois phases sont nécessaires car la révolution se fait avec des hommes et des femmes nés et formés par les rapports sociaux aliénants du capitalisme, tout ne pourra donc pas être changé d'un seul coup avec un tel « matériaux » humain formaté par des siècles d’exploitation et d’oppression. Rien que pour cette raison, il est clair que la révolution ne s'arrêtera pas (ne suffira pas) au seul changement de pouvoir d'une classe par une autre: avec la révolution sociale, une révolution culturelle, éducative, sexuelle, etc. est nécessaire.

 

Les trois phases en question sont (schématiquement):

 

1) La période de transition; où l'État bourgeois est démantelé de fond en comble et remplacé par un nouveau type d'appareil étatique basé sur un système de type « conseils », càd de comités d’auto-organisation démocratique qui, pendant la phase révolutionnaire auront joué le rôle de « double pouvoir » puis de pouvoir tout court face au régime bourgeoise. Cette première période de transition représente une extension radicale de la démocratie mais la majorité sociale est malgré tout obligée d'exercer exceptionnellement des formes de coercition sur l'ancienne minorité exploiteuse (la bourgeoisie). Cette coercition ne doit d’ailleurs concerner que les seuls actes de violence, de guerre civile ou de terrorisme menés par l’ancienne classe dominante afin de reconquérir son pouvoir. C'est pourquoi cette période était appelée la "dictature du prolétariat" ; un terme (« dictature ») aujourd’hui lourd de sens depuis les expériences fasciste et stalinienne mais qui n’était évidement nullement utilisé par lui dans une telle perspective!

 

Dans cette phase, puisqu’une révolution ne peut survenir ni vaincre partout dans le monde à la fois, l'extension internationale de la révolution est une question vitale afin de briser tout encerclement et intervention militaire des puissances où le capitalisme s’est maintenu.

 

Au cours de cette période, la propriété privée des moyens de production est en grande partie graduellement abolie à travers la socialisation des principaux outils de production, d’échange, de communication et de services. Mais des formes de capitalisme privé (à petite échelle) existent encore. La production dans les secteurs socialisés est soumise à une planification démocratiquement contrôlée par les travailleurs eux-mêmes par la généralisation de l’autogestion et du contrôle ouvriers. Cette période est caractérisée par la survivance d'un certains nombre de "scories " de la société bourgeoise (droit, salaire monétaire, etc.).

 

2) Le socialisme: le dépérissement de la forme de gouvernance « étatique » (quoique, selon Marx et Engels, la dictature du prolétariat cesse d'être un État dans le sens classique du terme), initié dans la période de transition, s'accélère en parallèle (les deux étant liés) avec la disparition progressive des classes sociales. Puisque l'État est, en dernière instance, un instrument de domination d'une classe sur une autre, la disparition de la bourgeoisie - en tant que classe sociale, et non au sens physique du terme ! - ainsi que l'extension à l'échelle mondiale du socialisme entraîne la disparition des dernières formes de survivance étatiques puisque plus aucune fonction de répression d’une classe sociale ne sera nécessaire. La propriété collective de la production et des outils de travail remplace partout la propriété privée et enfin l'argent disparaît à son tour au fur et à mesure que la plupart des besoins sociaux humains, tant collectifs qu'individuels, peuvent être rétribués gratuitement.

 

3) Le communisme; au bout de ce processus, dont il est bien entendu difficile d'évaluer la durée, la société humaine devrait atteindre le stade plein et entier du communisme (qui correspond en fait parfaitement à la définition de l'anarchie), bien que de nombreux éléments de ce derniers commencent à apparaître dans la phase précédente. Brièvement résumé, le communisme est une société sans classes sociales et où l'État aura totalement disparu de même que les nations (mais non pas les différences culturelles évidemment). Toutes les formes de rapports sociaux capitalistes dans toutes les sphères de la vie sociale auront disparus. Le communisme étant un nouveau mode historique de production, il devra obligatoirement être mondial. Ce sera une société de producteurs librement associés et fédérés où chacun travaillera selon ses capacités et recevra d'autant selon ses besoins, où la mesure du temps de travail (la loi de la valeur) aura totalement disparue et où l'objectif premier de l'humanité sera le libre épanouissement de chaque individu. A noter que ces objectifs sont inscrits dès le départ dans le processus révolutionnaire lui-même et dans les deux périodes historiques consécutives ; toutes les mesures prises au cours des ces dernières sont faites dans ces buts, mais ils ne pourront pleinement se réaliser que dans une société communiste.

 

C'est dans le cadre de ces périodes que nous analyserons ici comment Marx et Engels concevaient l'évolution de l'individu dans son rapport dialectique à la société. Une remarque tout d'abord; si nous citons ici plusieurs extraits de textes de Marx, Engels ou d'autres, ce n'est dans le but de ressasser les "textes sacrés" mais bien pour tenter de restituer une pensée vivante, libre de tout dogmatisme et souligner des préoccupation centrales chez Marx qui ont fait l'objet de peu d'attention dans certaines analyses dites "classiques" ou « othodoxes ». De plus, contrairement aux préjugés dominants, le marxisme, ce n'est pas seulement une critique économique "complexe" (et nécessaire) ou des stratégies politiques élaborées, c'est aussi et avant tout un puissant et vibrant cri de révolte pour une libération totale de tout ce qui entrave l'épanouissement de l'Homme (lorsqu'on écrit l'"Homme", c'est bien évidemment dans le sens d'être humain).

 

L'aliénation de l'homme

 

L'un des buts fondamentaux du socialisme et du communisme, pour Marx, est non seulement de libérer l'homme de toutes les formes d'exploitation ou d'oppression (politique, nationale, culturelle ou sexuelle), mais également de mettre fin à son aliénation. Contrairement à certaines interprétations erronées, le concept d'aliénation traverse toute l’œuvre de Marx, depuis ses « œuvres de jeunesse » jusqu’à l’œuvre maîtresse de sa « maturité », « Le Capital » dans lequel les termes de « fétichisme » et de « réification » abondamment employés recouvrent (et enrichissent) le concept initial. Le concept d’aliénation part de l’analyse des caractéristiques principales du mode de production capitaliste ; à savoir qu’il s’agit d’une société de production généralisée de marchandises dans laquelle les producteurs directs sont radicalement séparés, dépossédés des moyens de production. De ce fait, les produits qu’ils élaborent ne leurs appartiennent plus, ils leurs sont « étrangers » et les dominent sous la forme particulière de la marchandise. Pour Marx, les moyens de productions et les produits de son travail lui sont étrangers et dominent l’humain ; ce dernier « ne s'approprie pas le monde mais (…) le monde, la nature, les autres, lui-même, lui restent étrangers. Ce sont des objets, même s'ils sont créés par lui qui sont au-dessus et contre lui" (2). L'aliénation provient donc d'une coupure, d'une séparation radicale de l’être humain avec son produit, de l’Homme avec la nature et, ce qui revient au même, de l’Homme avec lui-même et sa propre nature qui est profondément sociale.

 

Marx distingue plusieurs types d'aliénations, dont nous verrons ici les trois principales:

 

a) L'aliénation religieuse: l'homme a créé Dieu, ou les dieux, comme étant une image idéalisée et « parfaite » de lui-même... et donc "inaccessible". A travers dieu, l'homme se console de ce qu'il croit ne jamais pouvoir être dans le monde d'ici bas. Il transfère sur les dieux "les attributs de sa propre vie et au lieu de se créer lui-même il n'est en contact avec lui-même qu'à travers le culte de l'idole" (3)

 

b) L'aliénation politique: dans nos sociétés l'humain est artificiellement divisé entre la société privée et la société publique, la société civile et l'État. La société civile - ce terme désigne chez Marx les rapports qu'entretiennent entre eux les humains pour la production visant à satisfaire leurs besoins en dehors du cadre étatique, ou autrement dit la « société économique» - est le domaine des relations "privées" que l'on oppose à la société politique et à sa sphère de relations publiques. D'un côté, dans la société politique, l'individu est proclamé "citoyen", on lui octroi et on lui reconnaît des droits politiques tandis que dans la société privée il n'est qu'un salarié forcé de vendre sa force de travail. Son statut de « citoyen » s'arrête à la porte de l'usine.

 

Dans la société publique, l'Homme est proclamé " égal " à tout autre, tandis que de l'autre côté il n'est plus que "l'homme privé" en concurrence et en lutte (économique) avec les autres Hommes et dans ce domaine aucun Homme ne peut être égal à l'autre. Si L'État est faussement présenté comme neutre (alors qu'il est un instrument de domination de classe), comme l'incarnation parfaite de l'organisation collective des hommes, c'est parce qu'il constitue par rapport au "privé" une sphère idéalisée qui incarne donc de manière purement illusoire l'essence collective de la nature humaine - puisque l'homme est un animal social répète souvent Marx.

 

De ce fait, l'être humain mène une double vie: dans la société civile il mène une vie privée d'individu égoïste, en lutte avec l'Autre et donc contradictoire avec sa nature, et c’est cette vie qui constitue son existence réelle, sa vie réelle. A contrario, dans l'État, dans la « vie politique », il mène une existence en apparence conforme à sa vraie nature sociale, mais de façon purement imaginaire et illusoire. (4). Il y a donc une opposition radicale entre un mode de vie concret mais individualiste - car constitué sur base des rapports de production capitalistes fondés sur la propriété privé des moyens de production -, qui est son existence réelle mais « artificielle » (qui ne correspond pas à sa nature) et un mode de vie public, «politique » et collectif qui est son essence, sa nature réelle, mais déformée, dénaturée.

 

c) L'aliénation économique à travers le travail. Pour Marx, cette forme de l'aliénation constitue la base, le socle de toutes les autres formes d'aliénation. Le travail est en effet le lien entre le sujet (l'Homme) et l'objet (la Nature), entre l'Homme et l'Homme (car il doit s'organiser avec d'autres pour produire), entre l'esprit (l'élaboration de plans, le travail intellectuel) et la matière. Le travail, qui implique forcément une dimension sociale et collective est donc l’élément fondamental de l’existence humaine qui lui permet tout simplement d'exister à travers la satisfaction de ses besoins élémentaires (manger, dormir, se reproduire,...).

 

Le travail est ce qui distingue fondamentalement l'homme de l'animal puisque le premier est le seul à produire socialement et scientifiquement ses propres moyens d'existence et les instruments (ainsi que l'organisation sociale et les formes de conscience qui en découlent) qui accompagnent cette production. " Le premier fait historique est donc la production (...) de la vie matérielle elle-même et c'est là un fait historique, une condition fondamentale de toute histoire que l'on doit, aujourd'hui encore comme il y a des milliers d'années, remplir jour après jour, simplement pour maintenir les hommes en vie " (5).

 

Mais dans la société capitaliste, le travail est aliéné du fait de la séparation de l'Homme en classes sociales, l'une capitaliste, bourgeoise, l'autre prolétaire qui ne possède rien d'autre que sa force de travail et est obligée de la vendre, sous la contrainte sociale et idéologique, pour qu'elle soit exploitée par le capitaliste. Dans cette relation du travail (ou rapport social de production), le travail et ses produits ont une existence séparée du travailleur: puisqu'il vend sa force de travail, cette dernière ne lui appartient plus, elle devient une marchandise comme une autre - le terme de "marché du travail » est d’ailleurs assez éloquent. Plus le travailleur créé des marchandises, plus il devient lui même une marchandise: "l'ouvrier se perd comme l'homme devient chose dans la production". Puisque son travail ne lui appartient plus, les produits de ce dernier non plus (ils sont la propriété du capitaliste).

 

L'aliénation du travailleur comprend quatre caractéristiques selon Marx:

 

  • Il est aliéné par rapport à son produit qui, aussitôt qu'il le crée, lui échappe, ne lui appartient plus et devient une puissance indépendante et hostile à lui puisque la marchandise, une fois vendue et effectué le profit pour la capitaliste, se transforme en capital, instrument d'exploitation et de pouvoir.
  • Deuxièmement, en vendant sa force de travail au capitaliste, cette dernière ne lui appartient plus non plus, il ne décide plus ce qu'il en fait, il en est dépossédé.
  • Troisièmement, le travail, acte fondamental de la nature humaine, n'appartient plus au travailleur. Ainsi, l'humain s'aliène à lui-même, à sa propre nature, et à la nature elle-même puisque le travail est le lien fondamental entre celui-ci et la nature. "L'homme vit de la nature (...) quand nous disons que la vie physique et spirituelle de l'homme est étroitement liée à la nature, nous voulons dire que la nature est en étroite relation avec elle-même, car l'homme est une partie de la nature" (6), or, dans la société capitaliste, l'aliénation du travailleur écarte violemment ce dernier de sa nature profonde et de son lien "naturel" avec la nature puisqu'on dépossède son travail.
  • Enfin, l'humain est aliéné par rapport à la société, et donc par rapport aux autres humains car ce qui est vrai du rapport de l'Homme à son travail, au produit de son travail et à lui-même, est vrai du rapport de l'Homme à l'autre. Ainsi, "Ce régime (...) établit la domination de la matière sur l'homme, transforme les relations personnelles entre les hommes en relations objectives, en rapports de production et d'échanges de marchandises et aboutit, par cette chosification des rapports sociaux qu'entraîne la domination de l'argent, à l'exploitation de l'homme par l'homme et au triomphe de l'égoïsme qui a pour effet d'isoler l'homme de la société et d'abolir la vie collective qui constitue l'essence même de la vie humaine" (7).

 

Réconcilier l'humain et la nature

 

Pour Marx, la suppression de l'aliénation doit résulter de la volonté agissante des hommes à travers la transformation des bases même de la société capitaliste. La révolution et la société communiste ne doivent pas résoudre un problème de redistribution des revenus, mais bien accomplir la démolition radicale du mode de production capitaliste et des rapports sociaux de production qui en découlent. Toute réforme ou "amélioration" de l'organisation du travail ou des conditions de vie des travailleurs sous le capitalisme ne résoudront jamais le problème de l'aliénation. Seul un mode de production communiste, c'est à dire un mode de production et d'appropriation collectif des moyens de production et des produits (et la suppression du salariat) permettra à l'être humain de se retrouver lui-même dans le produit de son travail et de prendre conscience que le monde (ou le milieu, son environnement) est sa création, tout autant que le monde et son milieu l'a créé.

 

Cette intégration complète de l'être humain dans son milieu social et naturel déterminera la suppression de l'opposition entre individu et société, entre l'Homme et la nature, entre liberté et nécessité, entre essence et existence, entre l'esprit et de la matière. Sous le communisme, les produits des travailleurs (au sens collectif, c'est à dire toute la société) seront la propriété de ces mêmes travailleurs, leur dépossession et leur aliénation sera rendue impossible. L'objectif de la production humaine ne sera plus l'objet en tant que tel, mais bien l’objet afin de satisfaire les besoins de l'Homme lui-même, considéré comme partie intégrante de la nature. Puisque le travailleur ne sera plus obligé de vendre sa force de travail, mais travaillera non seulement et directement pour subvenir aux besoins sociaux de la collectivité (dont dépendent ses besoins sociaux individuels), son travail, élément vital de sa nature, ne sera plus en contradiction avec elle et ne sera plus aliéné. Il se réappropriera donc sa nature élémentaire et à travers elle, se "réconciliera" avec la nature elle-même. Ainsi, la nature redeviendra humaine tout autant que l'Homme intégrera la nature à travers sa transformation en homme social et sa libération de l'aliénation du travail.

 

La société communiste: répondre aux besoins de l'Homme

 

"Quand, avec le développement universel des individus, les forces productives se seront accrues et que toutes les sources de richesse coopérative jailliront avec abondance, alors seulement on pourra s'évader de l'horizon borné du droit bourgeois, et la société pourra écrire sur ses drapeaux: de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins! " Pour Marx, le communisme permettra de répondre aux besoins sociaux car seul le mode de production communiste pourra libérer l'extraordinaire potentiel des forces productives aujourd'hui entravée par le mode production capitaliste.

 

Cela ne veut pas dire que la société communiste est une société "productiviste". D’abord – et avant tout – parce que le terme « forces productives » chez Marx ne se résume pas à des usines ou des mines, mais bien à l’être humain lui-même, qui est la première des forces productives et par son développement il entendu ainsi son épanouissement intellectuel, physique, etc. De plus, le « développement des forces productives » doit s’entendre également dans un sens de « libération » puisqu’il s’agit avant, à travers leur collectivisation (leur réappropriation par la société), de libérer les forces productives de la propriété et de la logique du profit capitalistes. Seule une telle libération-développement sera capable d'apporter à tous les êtres humains la satisfaction de leurs besoins sociaux (et non artificiels) fondamentaux nécessaires à leur épanouissement collectif et individuel.

 

Mais il ne s'agit pas seulement de répondre aux besoins matériels humains (un logement, de la nourriture, etc.), le matérialisme dialectique de Marx est souvent interprété comme un matérialisme vulgaire qui donne systématiquement la primauté à l'économie, à la matière, au détriment de l’esprit. Or, rien de plus faux. Si, pour Marx, l'économique, le matériel, la vie matérielle concrète détermine " en dernière instance " la vie (et donc les besoins) de l'homme, le contraire peut être vrai dans certaines circonstances aussi.

 

Le matérialisme de Marx signifie simplement d'admettre que " l'homme est un être (...) dont la matérialité réside dans l'existence de besoins (...) " (8) car, si l'homme exprime également des besoins intellectuels ou spirituels, pour que ces derniers puissent être satisfait, la condition première est le maintien en vie de l'organisme! L'entière satisfaction des besoins matériels fondamentaux (c'est-à-dire nécessaires à la survie de l'espèce) est donc la condition première de la satisfaction de tous les autres besoins humains. Ces derniers ne sont donc pas niés, mais pour qu'ils se réalisent, les besoins matériels doivent être satisfaits en priorité. Mais Marx lui-même relativise cela car, parmi les besoins que l'on pourrait cataloguer de "matériels", il y a celui de la reproduction même de l'espèce à travers l'acte sexuel, qui est un besoin fondamentalement nécessaire à sa survie. Or la sexualité n'est pas un acte purement matériel car elle n'est pas uniquement orienté vers la reproduction, elle a également toute une dimension de passions, désirs et de plaisirs, qui ne sont pas précisément des données très objectives et très matérielles...

 

Enfin, il ne faut oublier que les besoins, en dehors de ceux qui sont organiquement nécessaires à la survie (boire, manger, dormir), sont en large partie issus du type de société même dans laquelle on vit (un paysans du Moyen-Âge ne pouvait évidemment pas ressentir les mêmes besoins qu'un habitant d'une ville moderne) et qui dépendent de son évolution culturelle et technique. Ainsi, une grande partie des « besoins » dans la société capitaliste sont des besoins factices, artificiellement et culturellement créées et imposés pour pousser à la consommation et au maintien de la domination de la marchandise et des rapports sociaux qui en découlent. Il est donc clair que les besoins dans la société communiste seront en grande partie radicalement très différents de ceux que nous subissons aujourd'hui, ce qui n'implique pas, que du contraire, un appauvrissement des besoins humains.

 

Pour Marx et Engels, le communisme n'est donc pas une société où tous et toutes ont à manger, à boire et un toit pour dormir mais où aucune liberté ou possibilité d'élévation culturelle n'est permise à l'individu. Cette vision du communisme est une caricature, largement établie à cause de l'arriération culturelle et industrielle des pays qui ont accomplis jusqu'à aujourd'hui une révolution socialiste et qui ont malheureusement souvent bien vite dégénéré en cette même caricature. Une révolution dans un ou plusieurs pays industrialisés, aujourd'hui, ne connaîtra donc pas le même schéma d'évolution que les révolution russes ou chinoises par exemple.

 

Le souci de satisfaire pleinement tous les besoins humains, non seulement les besoins «collectifs» mais également et surtout individuels, Marx l'exprime dans ses Manuscrits de 1844 comme étant à la fois un résultat et un préalable de l'épanouissement individuel: "L'homme ne sera indépendant et libre que si chacun de ses rapports avec le monde, la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, le toucher, la pensée, la contemplation, le sentiment, la volonté, l'activité (le travail), l'amour, bref, tous ses organes affirment son individualité".

 

Individu et communisme

 

L'image d'un Marx défenseur d'un collectivisme forcené qui supprime toute trace d'individualité est un mythe à la fois inventé par ses détracteurs bourgeois (ou malheureusement aussi et par ignorance bien souvent, par des anarchistes), et à la fois nourri par les "réalisations" des sociétés soi-disantes communistes. Pour Marx, le but de la révolution communiste est explicitement l'émancipation radicale et totale de l’individu l'humain à travers son plein épanouissement grâce à des rapports de production nouveaux et harmonieux avec ses semblables et avec la nature. Pour cela, il faut une "transformation massive de l'homme". L'objectif fondamental est défini par lui comme le développement tous azimuts de la personnalité humaine.

 

Comme on l'aura vu, le communisme suppose d'après Marx la disparition de l'État et donc de toute forme ou d'outil de répression, de domination et d'oppression. De plus, pour Marx, sous le communisme, le libre développement de chacun sera la condition du libre développement de tous. Ce point est important car pour lui, ce n'est qu'en libérant le développement de l'individu que l'on pourra pleinement développer les bases matérielles de la satisfaction et de la libération de tous les êtres humains. Pour Marx, développement libre de l'individu et satisfaction des besoins sont intimement et dialectiquement liés, contrairement à ce que prétendent les interprètes schématiques du marxisme, pour qui l'octroi des besoins élémentaires est en contradiction avec la diversité et la liberté individuelle.

 

Sur la questions des "besoins" abordée ci-dessus nous avons vu que le mode de production collectif du communisme jette les bases d'une satisfaction de ces besoins humains. L'appropriation privé des moyens de production, la disparition de l'État, etc. ne sont pas des mesures suffisantes en soi, ils faut également que s'instaurent des rapports sociaux de production communistes (9). De quelle façon et pourquoi ce développement individuel entraîne dialectiquement et dépend à la fois du développement de tous?

 

Engels ébauche une réponse avec l'exemple de la production. Il s'agira selon lui d'établir à la fois une planification démocratiquement déterminée de l'économie et à la fois de laisser un espace pour le libre choix et le développement individuel par le travail: "La communauté devra calculer quels sont les moyens dont elle dispose et, d'après le rapport de cette force productive à la masse des consommateurs, elle déterminera jusqu'à quel degré elle augmentera plus ou moins ma production, dans quelle mesure elle pourra faire place au luxe ou le réduira ".

 

A ce moment, ce qui permettra le développement de la production ne sera plus la concurrence capitaliste, le lutte des travailleurs entre eux mais bien l'émulation socialiste individuelle, l'émulation fondée sur la nature humaine: "Comme chaque individu a une inclination ou une préférence pour un genre de travail bien particulier, la somme des inclinations de tous les individus pris dans leur ensemble doit être assez forte pour correspondre aux besoins de tous. Si on permet à chaque individu de s'abandonner à son inclination propre en laissant faire ce qu'il souhaite, il est tout de même possible de satisfaire les besoins de tous, sans que l'on ait à utiliser les moyens de contrainte (...) par nature, l'esprit humain est activité. En conséquence, il n'est point besoin de contraindre les êtrs humains à une activité, comme on le fait au stade actuel. Il suffit d'imprimer la bonne direction (à travers la planification) à l'impulsion naturelle de l'activité sociale. "(10)

 

Dialectiquement, le développement individuel (culturel et autre) sera lui aussi dépendant du développement de la collectivité et des sciences. Ainsi, dès le début du stade socialiste, tout le monde travaillera dans la production, mais il suffira que chacun y passe un temps radicalement plus réduit qu’il ne l’est aujourd'hui. « En outre, si chacun participe au travail productif, la majeure partie de l'énergie des individus pourra être spontanément consacrée à des activités multiformes manuelles et intellectuelles. »

 

Pour Marx, la source de création de la richesse ne sera plus le temps de travail, mais , dialectiquement, le « temps libre » qui développera - de manière insoupçonnée aujourd'hui - la force productive vivante et créatrice de chaque individu (...). L'épargne de temps (accrue par l'emploi des machines) sera poussée au maximum (...) et multipliera cette nouvelle source de richesse, qui permettra l'épanouissement universel de chaque individu et son développement dans tous les arts, les sciences et les productions. (...) Les individus s'épanouiront à partir du développement matériel de la société nouvelle obtenue par les efforts collectifs (...) de l'humanité." (11)

 

En fait, contrairement à la société capitaliste, la communauté communiste cessera d'être une limite au développement individuel pour devenir la sphère, l’espace même de l'épanouissement de sa personnalité: "Ce n'est que dans la communauté que chaque individu a les moyens de développer (de cultiver) en toutes directions ses aptitudes; ce n'est que dans la communauté que la liberté personnelle est possible." (12)

 

Il ne s'agit donc finalement pas, pour Marx d'exalter l'individu ou le collectif, mais bien de dépasser cette opposition entre l'individu et l'espèce caractéristique des sociétés divisées en classes sociales antagonistes. Cette conception sur l'importance du développement de l'individu s'oppose ainsi à la fois à la conception bourgeoise (où l'individualité est exaltée en apparence mais écrasée dans les faits dans le seul but d'atomiser les gens , de détruire la conscience de classe du prolétariat et de vénérer le culte de la "libre entreprise") et à la conception de certains courants anarchistes-individualistes où l'individu est considéré comme supérieur au collectif et où son développement est le problème particulier de l'individu lui-même et non celui de la société.

 

Pour réaliser ce dépassement contradictoire entre collectif et individu, les transformations de l'un et l'autre, et de l'un à travers de l'autre, ne peuvent que se réaliser en même temps: l'humain doit travailler sur son milieu tout autant que sur lui-même. En même temps qu'il transforme le monde qui l'entoure, l'humain doit mener un processus d'auto-transformation: "dans l'activité révolutionnaire, le changement de soi coïncide avec la transformation des conditions extérieures" (13). Cette vision se base sur le fait, évident, que puisque l'humain est essentiellement déterminé par son milieu, ce dernier est également une création de l'Homme sur lequel il peut peser afin de le transformer. Enfin, cela implique que la révolution soit totale, intégrale.

 

Selon Marx, le communisme correspond en fait à une évolution historique de l’humanité. Mais une évolution qui nécessite un changement conscient car elle n’est pas inéluctable ! Il distingue ainsi trois grande étapes dans l’histoire de l’humanité, chacune correspondant à un mode de production déterminé (qui correspondent, dans l'ordre de la citation, au modes antique, féodal, capitaliste et communiste): "Les rapports de dépendance personnels (entre le maître et son esclave ou le seigneur et son serf) sont les premières formes sociales, dans lesquelles la productivité humaine ne se développe que dans une faible étendue (...). L'indépendance personnelle fondée sur la dépendance objective est la seconde forme dans laquelle se construit d'abord le système des échanges sociaux généraux (règne de la marchandise) (...). L'individualité libre, fondée sur le développement universel des individus et sur la domination de leur productivité commune, sociale, en tant que leur richesse sociale, est le troisième degré. Le second degré crée les conditions du troisième. " (14)

 

Le communisme n'est pas la fin de l'histoire

 

Pour instaurer le communisme, l'humanité ne s'épargnera pas l'étape de la révolution car, comme on l’a vu, la phase révolutionnaire est un acte qui permet de commencer son auto-éducation et son auto-transformation ; elle n’est pas "seulement rendue nécessaire parce qu'elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l'est également parce que seule une révolution permettra (...) de balayer la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles " (15).

 

Si l'écroulement et la disparition du mode de production capitaliste est inévitable (aucun mode de production n'étant éternel, comme l'histoire le démontre) la réalisation de cette révolution et du communisme n'en n'est pas pour autant assurée car elle n'est pas inscrite dans l'ordre "naturel" de l'évolution humaine. Ses bases objectives, matérielles sont d'ores et déjà potentiellement atteintes dans la société actuelle, mais ses conditions subjectives ne sont pas encore réunies et nécessitent l'intervention consciente des révolutionnaires des masses, conscients que le communisme offre le seul chemin pour sortir de l'impasse créée par l'incapacité du système capitaliste à donner à l'humanité des conditions sociales d'existence satisfaisantes.

 

Au moment décisif où les conditions subjectives et objectives seront réunies, où le capitalisme sera définitivement incapable de se survivre l'alternative sera entre le "socialisme ou la barbarie" (Rosa Luxemburg). Car si le capitalisme plonge l’humanité dans une crise de civilisation sans que la révolution survienne (ou qu’elle échoue) et l'issue ne pourra être qu'une plongée de l'humanité dans la barbarie. Comme l’écrit avec justesse Sidney Hook, résumant ainsi la force du caractère à la fois scientifique et éthique de l’œuvre de Marx « L'affirmation réelle de Marx est: "ceci" (le communisme) ou "rien" (la barbarie).; « L'objectivité du marxisme dérive de la réalité de ce dilemme et sa subjectivité du fait qu'il choisit "ceci" plutôt que "rien". (...) le marxisme n'est ni une science (bien qu'il critique scientifiquement la société), ni un mythe, il est une méthode réaliste d'action sociale" (16).

 

Certains prétendent que, pour Marx, le communisme sera la "fin de l'histoire" puisque la lutte de classe étant son moteur, ces dernières disparues, l'historie disparaîtra de même que ses contradictions et son développement. En réalité, selon Marx, l'instauration aboutie du communisme signifiera la fin de la "préhistoire" de l'humanité, préhistoire déterminée par le règne de la nécessité et de l'exploitation de l'homme par l'homme.

 

Le communisme ouvrira au contraire la voie au règne de la liberté dont l'évolution ultérieure ne peux absolument pas être fixé ni même imaginé aujourd'hui. L'histoire continuera donc dans et au-delà du communisme, et ce indépendamment du fait que la séparation en classes sociales aura disparue. Cela signifie en outre que des contradictions existeront toujours, mais sous d'autres formes.

 

Dans ses " Manuscrits de 1844 ", Marx insiste clairement à ce sujet en déclarant que le communisme "est une figure nécessaire" et un "principe dynamique", mais qu'il n'est pas "comme tel, le but de l'évolution humaine - la figure définitive de la société humaine (...)."

 

Conclusion

 

Comme nous l'avons vu, pour Marx et Engels, le communisme ne peut être atteint que sur base de quatre critères essentiels dialectiquement liés.

 

1) Désaliénation totale de l'humain par rapport à ce qu'il produit, à son travail, à son semblable, à lui-même et à la nature.

2) Répondre aux besoins fondamentaux de l'homme, tant matériels qu’intellectuels.

3) La satisfaction de ces besoins impliquent, nécessitent et permettent à la fois l'intervention de l'individu et son épanouissement personnel en même temps que collectif ("Il s'ensuit qu'il faut donner à chacun l'espace social pour y manifester sa vie d'une manière essentielle").

4) A ces trois premiers critères, le quatrième en est la condition préalable: la pratique révolutionnaire, en tant qu’acte d’auto-libération, d’auto-éducations et transformation doit être un acte conscient et constant.

 

Notes:

(1) Roman Rosdolsky, "La limite historique de la loi de la valeur. L'ordre social socialiste dans l'oeuvre de Marx", in "Critiques de l'économie politique" (CEP), Ed. Maspéro, Paris.

(2) Erich Fromm, "La conception de l'homme chez Marx", Ed. Payot, Paris, 1977.

(3) Idem

(4) Auguste Cornu, "Karl Marx et la pensée moderne", Ed Sociales, Paris, 1948.

(5) Karl Marx/ Friederich Engels, "L'idéologie allemande", Ed. Sociales, Paris, 1978.

(6) Karl Marx, "Manuscrits de 1844", cité par Jean Yves Calvez, "La pensée de Karl Marx", Ed. Seuil, Paris, 1970.

(7) A. Cornu, op. cit.

(8) Jean Paul Dollé, "Le désir de révolution", Ed.UGE-Grasset, Paris, 1975.

(9) " (...) la suppression de la propriété privée n'est pas ou ne doit pas être une opération seulement négative, mais la propriété privée ou le besoin humain, un fois débarrassés de l'exclusivité de la catégorie de l'avoir, doivent devenir l'expression véritable de l'essence de l'homme, et reconstituer son véritable rapport à la nature et aux hommes. Le communisme politique ou le communisme négateur de l'État n'est que le projet, le concept du communisme, il n'en est pas l'essence développe " Jean Yves Calvez, op. cit.

(10) F. Engels, cité par Roger Dangeville, "Marx/Engels. Les utopistes", Ed.Maspero, Paris, 1976.

(11) Marx/Engels, "L'idéologie allemande", op. cit.

(12) Roger Dangeville, op. cit.

(13) Marx/Engels, " L'idéologie allemande ", op. cit.

(14) Marx, "Grundrisse ", cité par R. Rosdolsky, op. cit.

(15) Marx/Engels, " L'idéologie allemande ", op. cit.

(16) Sidney Hook, cité par Maximilien Rubel, " Pages de Karl Marx ", Ed. Payot, Paris, 1970.

(17) Cité par Jean Yves Calvez, op. cit.

 

A lire également, quelques biographies instructives :

« Karl Marx, biographie intellectuelle » par Maximilien Rubel

« Karl Marx », par Franz Mehring

« Karl Marx » par Karl Korsch

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