Là où le Capital va, le conflit capital-travail ira aussi
Par Josep Maria Antentas le Lundi, 09 Juillet 2007 PDF Imprimer Envoyer

La mondialisation capitaliste n’est pas synonyme d’une défaite définitive pour le mouvement ouvrier. Comme par le passé, le Capital reproduit potentiellement les conditions de sa propre négation. C’est ce que nous explique Beverly Silver, professeure de sociologie à la John Hopkins University et auteure de (ouvrage existant seulement en anglais) "Forces of Labor: Workers' Movements and Globalization since 1870" (Forces de travail. Mouvements ouvriers et mondialisation depuis 1870"), Cambridge University Press.

Dans votre livre "Forces de travail" (Akal, 2005), vous rejetez l'idée selon laquelle le processus de mondialisation affaiblit de manière irréversible le mouvement syndical. Quelle est votre analyse de l'impact de cette mondialisation sur le mouvement ouvrier ?

Berverly Silver: Un point de vue commun explique que la mondialisation économique est en train de créer un seul marché du travail où tous les travailleurs du monde sont forcés d'entrer en concurrence, ce qui entraîne une spirale vers le bas pour les salaires et les conditions de travail et un affaiblissement du mouvement ouvrier dans le monde entier. Le point de vue défendu dans "Forces de travail" suggère que cette façon de voir les choses est trop simpliste et est, de fait, erronée.

 

Au contraire, l'impact de la mobilité géographique du Capital sur le mouvement ouvrier est moins unidimensionnel, il est beaucoup plus contradictoire que ce que l'on pense. Si nous analysons l'industrie automobile tout au long du XXe siècle, par exemple, nous trouvons un schéma récurrent dans lequel les déplacements successifs du Capital ont crée des conditions sociales similaires dans chacun de ses nouveaux espace d'expansion. Les multinationales de l'automobile choisissent des lieux déterminés, de la ville de Détroit dans les années '20 jusqu’à Ulsan dans les années '80, en partie parce que ces lieux offraient la promesse d'une main d'œuvre bon marché et contrôlable. De fait, dans chacun de ces lieux d'investissements privilégiés, de nouvelles classes ouvrières ont été crées et de puissants mouvements ouvrier ont émergé.

 

Ainsi, par exemple, l'industrialisation rapide associée aux "miracles économiques" basés sur le travail bon marché dans les années '60, '70 et '80 ont crée de nouvelles -et stratégiquement bien placées- classes ouvrières et de forts mouvements ouvriers. Je pense aux expériences d'Espagne, d'Afrique du Sud, du Brésil, de Corée du Sud, entre autres. Ces mouvements ouvriers n'ont pas seulement réussi par la suite à augmenter les salaires, à améliorer les conditions de travail et à renforcer les droits des travailleurs. Ils ont également joué un rôle dirigeant dans les mouvements en faveur de la démocratie, mettant à l'agenda politique des transformations qui ont été beaucoup plus loin de ce que voulaient les élites pro-démocratiques.

 

Dans l'histoire telle qu'elle est analysée dans "Forces de travail", les multinationales de l'industrie automobile ont sans cesse poursuivi partout dans le monde l'illusion de la main d'œuvre disciplinée et bon marché, pour se retrouver à recréer continuellement des mouvements ouvriers militants dans chacun de ces nouveaux espaces. Ce schéma récurrent d'expansion industrielle rapide suivi de l'émergence de forts mouvements ouvriers nous amène à proposer une thèse sur l'impact de la mondialisation économique sur le mouvement ouvrier. Résumée simplement, elle revient à dire que "partout où va le capital, le conflit capital-travail ira également".

 

Il est évident que ces mêmes multinationales ont tenté de répondre aux militantisme ouvrier en réduisant le rythme des investissements dans les zones où ont émergé de puissants mouvements syndicaux, affaiblissant ainsi ces derniers. Cependant, je pense que nous pouvons tirer une série de conclusions importantes sur la relation entre la mobilité du capital et les mouvements ouvriers. Premièrement, l'ample et profonde crise que traversent aujourd'hui les mouvements ouvriers dans le monde ne peut pas s'expliquer principalement par la mobilité géographique du capital productif. Deuxièmement, si les schémas qui se sont reproduit dans le passé sont bien une sorte de guide pour le futur, nous devons alors nous attendre à l'émergence de puissants et très militants mouvements ouvriers dans ce que sont aujourd'hui les principaux lieux d'expansion rapide du capital. Et, de ce point de vue, la Chine est un endroit clé à analyser.

 

Quel est de votre point de vue l'impact sur les syndicats des changements dans l'organisation de la production et des nouvelles techniques de gestion de la main d'œuvre?

B.S : C'est également un lieu commun de considérer que les différentes transformations dans l'organisation de la production et les nouvelles techniques de gestion du travail associées à des notions telles que la "production flexible" et le "postfordisme", affaiblissent les bases traditionnelles du pouvoir de négociation des travailleurs. Une fois de plus, cependant, j'aimerais argumenter que l'impact de ces transformations pour les syndicats est moins unidirectionnel et beaucoup plus contradictoire que ce que l'on pense habituellement.

 

Prenons comme exemple une des innovations clés associée à la "production flexible": la méthode japonaise largement adoptée de la production en "just in time". Il s'agit d'une technique d'économie des coûts dans laquelle les stocks sont délibérément maintenus à des niveaux très bas. Par exemple, dans une opération d'assemblage dans une industrie, au lieu d'accumuler les composants, ces derniers sont approvisionnés seulement au moment où c'est nécessaire, "just in time". La même chose se passe au niveau de la vente. Comme cette méthode augmente la productivité, de même que l'automation, elle exerce une pression vers le bas des conditions de travail et réduit les emplois, ce qui diminue le pouvoir de négociation des travailleurs sur le marché du travail. Mais la production "just in time" est également plus vulnérable aux interruptions du flux de la production que les méthodes fordistes traditionnelles.

 

Dans les industries de production de masse traditionnelles, les travailleurs possèdent un fort pouvoir de négociation sur leur lieu de travail. Un pouvoir qui dérive de leur situation stratégique située au cœur de la complexe division du travail. Avec la plus grande vulnérabilité de la production "just in time" face aux interruptions du flux, le pouvoir de négociation des travailleurs sur les lieux de production est également potentiellement plus grand. Un nombre important de grèves dans l'industrie automobile aux Etats-Unis et en Europe au cours de ces 10 ou 15 dernières années démontre ce fait. Les grèves dans les usines de composants ont rapidement bloqué les nombreux sites d'assemblage du fait de l'absence d'approvisionnement. La même chose se produit avec les grèves dans le secteur des transports duquel dépend fortement la production "just in time" afin d'assurer de manière sûre et rapide les "inputs" nécessaires. De manière plus générale, dans la mesure où la production et la distribution deviennent de plus en plus mondialisées dans de nombreux secteurs de l'économie, le potentiel des interruptions et des arrêts de production localisés dans un seul endroit de toute la ramification (transports, communication, production d'inputs) est énorme.

 

Ce que j'explique peut paraître un peu extraordinaire dans le contexte actuel dans lequel le mouvement ouvrier est sur la défensive. Cependant, je pense qu'il est utile de rappeler le fait que la majorité des observateurs des grandes transformations induites par le fordisme au début du XXe siècle étaient eux aussi convaincus que ces changements sonnaient le glas des mouvements ouvriers. Le fordisme n'a pas seulement rendu obsolètes les anciennes qualifications de la majorité des travailleurs syndicalisés, il a également permis aux patrons d'obtenir une force de travail, une classe ouvrière qui étaient considérée comme complètement divisée par ses origines ethniques, les travailleurs étant isolés entre eux par les technologies qui les fragmentaient et les aliénaient, telle que la chaîne de montage. Ce n'est seulement que par la suite, avec le succès de la syndicalisation dans la production de masse, que le fordisme a commencé à être vu comme un élément qui renforçait les syndicats de manière inhérente.

 

En d'autres termes, la production de masse a eu un impact de désorientation et de désorganisation initial sur le mouvement ouvrier lorsqu'elle fut introduite pour la première fois. Il a fallu du temps pour que les travailleurs de la production de masse comprennent la nature du pouvoir de négociation qu'ils possédaient, qui était très différent de celui que les travailleurs qualifiés avaient par le passé, et pour inventer à partir de là de nouvelles méthodes de luttes correspondantes. D'une certaine façon, je pense que nous sommes dans une période analogue de transition et d'ajustement, et non dans une crise terminale des mouvements ouvriers.

 

La précarisation et le développement du travail précaire peu qualifié posent de nouveaux défis importants pour les syndicats. Comment analyses-tu ces défis ? Quelles sont les réponses les plus appropriées selon toi ? Comment vois-tu le rôle de la lutte sur le lieu de travail et dans le territoire ?

B.S : Les changements dans l'organisation de la production que tu mentionnes posent effectivement de grands défis aux mouvements ouvriers. Avec les grandes entreprises qui sous-traitent chaque fois plus le travail dans une multitude de petites et délibérément indépendantes firmes, de même qu'avec l'augmentation du travail à temps partiel, temporaire et précaire, bon nombre de stratégies du mouvement ouvrier qui avaient prouvé leur efficacité dans le passé ne sont plus adaptées aux nouvelles réalités. Il faut de nouvelles stratégies.

 

Si nous regardons à travers le monde, nous pouvons voir des exemples de travailleurs qui expérimentent avec succès des stratégies plus adéquates face aux réalités du travail informel. Nous pouvons voir dans ces expériences des combats potentiellement précurseurs d'un nouveau mouvement ouvrier. En Inde, par exemple, les femmes qui travaillent dans de petites entreprises ont gagné la reconnaissance de leurs syndicats dans des conditions qui paraissaient extrêmement défavorables: rotation du personnel volontaire et involontaire élevée, absence de qualifications qui pouvaient les protéger de la concurrence dans un marché du travail saturé par l'offre et emplois dans des industries (comme le tabac ou la construction) qui se caractérisent par une multiplication de petites entreprises au lieu d'un nombre réduit de grandes firmes qui peuvent êtres des objectifs plus faciles pour les campagnes de syndicalisation. Leur succès s'explique parce qu'elles ont laissé de côté les stratégies plus traditionnelles centrées sur le lieu de travail pour se concentrer sur l'organisation dans les quartiers. De plus, au lieu de limiter leur cible aux seuls patrons, elles se sont concentrées sur la lutte par rapport à l'Etat, avec des revendications sur l'amélioration des conditions de travail dans l'industrie et d'autres concernant une meilleure protection sociale et que cette dernière soit garantie par les autorités publiques. Des luttes similaires ont également eu lieu dans de nombreuses villes d'Amérique latine.

 

De la même manière, aux Etats-Unis, certains des travailleurs les plus mal payés dans le secteur des services, comme les nettoyeurs des grattes-ciels dans les grandes villes du pays, ont récemment obtenu des victoires significatives en utilisant des stratégies analogues. A nouveau, il s'agissait de travailleurs qui semblaient ne posséder qu'un faible pouvoir de négociation. Leur travail ne requiert pas de qualifications extraordinaires. Ils n'ont pas de sécurité d'emploi et la rotation est très élevée. Beaucoup sont sans-papiers, vulnérables et sous la menace de l'expulsion. Les employeurs sont bien souvent des entreprises sous-traitantes crées spécifiquement dans le but de contourner les conventions collectives existantes dans l'entreprise-mère.

 

Comme en Inde, au lieu de prendre pour cible les employeurs directs (la firme sous-traitante), les campagnes de syndicalisation sont passées au-dessus de leur tête pour chercher à identifier et à mettre sous pression celles qui avaient le pouvoir de changer réellement les choses. Dans ce cas-ci, les travailleurs ont obtenu que les autorités et les grandes multinationales prennent leurs responsabilités pour le comportement des firmes sous-traitantes qu'elles emploient.

 

Pour en revenir au thème des nouveaux espaces de la lutte des classes, comment vois-tu les tendances actuelles et les perspectives pour l'émergence d'un nouveau mouvement ouvrier en Chine ?

B.S : "Forces de travail" décrit un processus récurrent dans lequel de puissants mouvements ouvriers ont émergé dans chaque lieu où la production de masse s'est rapidement étendue. C'est pour cela que nous avons de bonnes raisons d'espérer l'émergence d'un puissant mouvement ouvrier en Chine dans un avenir proche. Un mouvement ouvrier dont le protagoniste sera la "nouvelle classe ouvrière en formation".

 

De fait, nous pouvons déjà observer d'importants conflits ouvriers en Chine. Ces conflits prennent deux formes. La première, c'est la résistance de la classe ouvrière "classique" face aux licenciements en masse des entreprises étatiques et qui voit sa sécurité d'emploi et ses prestations sociales rabotées de ce fait. Depuis 1997, les luttes ouvrières ont "commencé à souffler comme une tempête", pour utiliser l'expression d'un rapport publié par le ministère chinois de la Sécurité publique. 1997, c'est l'année où le Parti communiste à commencé à licencier massivement dans les entreprises publiques au nom de l'efficacité. En 1999, le gouvernement chinois a comptabilisé 100.000 protestations ouvrières, pour cette année-là, en majeure partie dans les entreprises d'Etat.

 

Evidement, le protagoniste de ces conflits n'est pas la nouvelle "classe ouvrière en formation" qui émerge actuellement dans les industries en expansion, mais bien la vieille classe ouvrière établie qui est en train de s'éroder, de se "défaire". Dit autrement, ce sont les travailleurs qui subissent les pires effets destructeurs du processus de "création-destruction" induit par l'accumulation du capital dans la Chine contemporaine.

 

Lorsque l'on réfléchit à la dynamique globale contemporaine, pas seulement en Chine, il est utile de considérer le capitalisme historique comme étant caractérisé par un processus récurrent qui crée de nouvelles classes ouvrières en même temps qu'il défait et érode les anciennes. Ce processus de "créer-défaire" prend différentes formes spécifiques et spatiales. Il est parfois géographiquement concomitant. Les nouvelles et anciennes classes ouvrières sont juxtaposées spatialement, mais d'autre fois elles sont séparées par des continents et des océans.

 

J'ai appelé les luttes des "classes ouvrières en formation" comme étant des "conflits ouvriers de type Karl Marx" et celles des anciennes classes ouvrières en voie d'érosion qui résistent contre la destruction de leur modes de vie comme des "conflits ouvriers de type Polanyi". Jusqu'à peu, il y a eu de nombreuses luttes de "type Polanyi" en Chine, mais encore peu du "type Marx". Mais, au cours de ces deux dernières années cependant, cela a drastiquement changé. Depuis 2004, il y a eu un nombre sans précédent de grèves et de manifestations de travailleurs, majoritairement de jeunes immigrants des zones rurales, qui travaillent dans les entreprises orientées vers l'exportation. Si ce ne sont là que les premiers pas d'une vaste vague de luttes "de type Marx", en tenant compte de la taille et de la centralité de la Chine dans le capitalisme aujourd'hui, nous pouvons alors espérer que cette vague aura des répercussions globales, qui détermineront non seulement l'avenir de la Chine, mais également les rapports entre le capital et le travail dans le monde entier.

 

Entretien par Josep Maria Antentas

Paru dans la revue de nos camarades dans l’Etat espagnol, “Viento Sur” n°86, Mai 2006. Traduction: LCR-Web.

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