La Chine du XXe siècle – Un bilan critique du maoïsme dans la révolution : contribution et limites
Par Pierre Rousset le Jeudi, 11 Octobre 2012 PDF Imprimer Envoyer

Présentation. Les éditions Merlin Press vont publier, en Grande-Bretagne, un livre d’Au Loong-Yu sur la Chine contemporaine – des années 1980 à aujourd’hui : China’s Rise : Strength and Fragility. Il a été demandé à Bruno Jetin d’écrire un chapitre sur la place du nouveau capitalisme chinois dans l’arène économique internationale ; et à moi-même d’en rédiger un autre sur la contribution du maoïsme à la révolution et ses limites.

Il s’agissait en quelque sorte de faire d’une pierre deux coups : revenir sur l’arrière-plan historique sans lequel les développements récents seraient bien difficiles à comprendre et tenter d’estimer le rôle du maoïsme chinois, de ses origines à la Révolution culturelle.

L’usage du terme « maoïsme » prête parfois à confusion. Ce dont il est question ici, c’est, du Parti communiste chinois durant la longue période où il a été dirigé par une équipe constituée autour de Mao Zedong, mais composée de cadres ayant eu des trajectoires politiques diverses ; un parti qui était loin de se réduire à une fraction (« maoïste »).

Sur le plan international, comme tous les « ismes », le terme de maoïsme ne dit des mouvements ainsi nommés qu’une seule chose : la référence à la révolution chinoise leur est centrale. Il désigne des partis (« mao stalinien », « mao spontanéiste », etc.) qui peuvent n’avoir rien d’autre en commun. Il en va de même, par exemple, pour le terme de « trotskiste » qui indique l’importance de la référence historique à l’Opposition de gauche antistalinienne, mais sans plus. L’antistalinisme de certaines organisations qui se disent trotskistes ne les empêche pas de fonctionner de façon fort bureaucratique ou parasitaire, alors que d’autres ont concrètement porté le combat pour une démocratie militante, populaire et socialiste.

L’analyse qui suit ne part donc pas d’une idéologie (« le » maoïsme), mais d’une expérience historique très complexe. C’est cette expérience qui fait « autorité », plus que les écrits de Mao. On reviendra sur cette question en conclusion de ce travail.

Pour l’essentiel, le texte qui suit est conforme à la version qui doit paraître chez Merlin Press. J’ai seulement ajouté quelques développements ou clarifications, en tenant compte des commentaires que m’ont fait Alain Castan, Samy Johsua et Au Loong-Yu – des commentaires pour lesquels je les remercie.

Pierre Rousset

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Ce livre [d’Au Loong-Yu] traite pour l’essentiel de la Chine de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, d’un ordre donc bien différent de ce qu’il fut dans les années 1950-1960. La rupture est profonde. Il est difficile de savoir dans quelle mesure la mémoire du passé maoïste animera demain les résistances populaires aux exigences du capitalisme chinois et servira de références à de nouveaux courants de gauche. Les violences fractionnelles de la Révolution culturelle (1965-1968) ont provoqué un véritable traumatisme. Le règne hyperbureaucratique de la Bande des Quatre, qui leur succéda, a pour longtemps déconsidéré un discours « révolutionnaire » par trop mensonger.

C’est aussi vrai sur le plan international. Mao Zedong, hier adulé par beaucoup, est aujourd’hui vilipendé. Le maoïsme a offert sa propre caricature avec les aspects délirants du culte de la personnalité et les vertus universelles accordées (sur le tard) à la « pensée Maozedong ». Plus généralement, c’est toute l’expérience des révolutions du XXe siècle qui tend à être ignorée par les nouvelles générations militantes, comme si un chapitre historique, lourd de déceptions, était définitivement clos.

Impossible pourtant de comprendre le siècle présent en oubliant l’impact bouleversant au siècle passé des guerres mondiales, des révolutions et des contre-révolutions. De ce passé, on ne saurait faire mentalement table rase. Il reste riche de bien des leçons, négative comme positive.

La révolution chinoise constitue l’un des événements majeurs qui a fondé le monde contemporain ; une révolution incarnée aux yeux du monde par la direction maoïste et qui reste, malgré tout, un point de repère pour nombre de mouvements radicaux contemporains. Nous tentons, dans ce chapitre, de revenir sur le maoïsme dans la révolution chinoise, ses apports et ses limitations, pour nourrir une réflexion critique sur les enseignements de cette page d’histoire – en tentant d’aller, pour cela, au-delà des clichés.

L’imprévu pour contexte


Le XXe siècle a connu une succession d’imprévus : guerres interimpérialistes (1914…) ; révolutions l’emportant à la périphérie orientale de l’Europe (Russie), puis dans le tiers monde (Chine…), et non comme attendu dans les centres industriels de l’Occident ; nazisme et stalinisme ; géopolitique des blocs issue de la Seconde Guerre mondiale ; complexité de la décennie 1965-1975 ; implosion de l’URRS et mondialisation néolibérale ; émergence de la crise écologique globale…

A chaque fois, les révolutionnaires ont été confrontés à la nécessité de penser le neuf. Un exercice difficile – aux résultats aléatoires et aux conclusions discutables –, mais enrichissant. C’est sous cet angle de vue (le questionnement par le neuf…), qu’un regard rétrospectif est ici porté sur le maoïsme dans la révolution chinoise.

L’entrée du marxisme dans le monde


Il est difficile de réaliser aujourd’hui à quel point la possibilité d’une révolution à caractère socialiste en Chine était à l’époque iconoclaste. Il y avait certes le précédent d’Octobre 1917 – qui avait déjà bouleversé les canons de la Deuxième Internationale. Il offrait des clés pour penser la dialectique des luttes nationales et sociales dans un pays du tiers monde : l’analyse du développement inégal et combiné, la théorie de la révolution permanente... Cependant, la Russie était une puissance (déclinante) européenne. Sous le choc dévastateur de la Première Guerre mondiale, l’actualité de la révolution était bien paneuropéenne – l’Allemagne en était l’un des enjeux majeurs des années 1917-1923.

Il y existait certes un débat sur le marxisme dans son rapport à « l’Orient » et à « l’Occident », mais l’Orient était en l’occurrence la Russie tsariste ! Plus que l’Asie elle-même dans son rapport propre à la révolution, ce qui était en cause, c’était les influences « asiatiques » dans l’Est européen et l’Empire russe. Arriération contre modernité. Pour l’essentiel, l’horizon géopolitique du mouvement socialiste était encore très limité. Il s’est brusquement élargi du fait des conséquences de la Seconde Guerre mondiale, de l’impact de la Révolution d’Octobre 17, de l’amorce d’une nouvelle vague de luttes anticoloniales dans le tiers monde – et de la défaite de la révolution allemande, consommée en 1923, qui a conduit Moscou et la Troisième Internationale à se tourner vers l’Orient extraeuropéen pour éviter l’isolement de l’URSS.

Dans la géopolitique des années 1920, la question chinoise est devenue centrale. Aux frontières sibériennes de l’URSS, l’Empire du Milieu était en crise ouverte. La dynastie impériale des Qing avait été abattue par la Première Révolution chinoise (1911). Le Mouvement du 4 Mai 1919 annonçait un renouveau progressiste prometteur, une poussée des résistances anti-impérialistes. Cependant, la révolution « républicaine » de 1911 avait posé plus de questions sur les nouveaux « possibles » qu’offert de réponses. Il ne s’agissait que d’un coup de semonce, trop précoce et limité pour éclairer le rôle potentiel des diverses classes en lice. La nature d’un nouveau parti comme le Guomindang (Kuomintang) – qui incarnait à l’époque de Sun Yat-sen la conscience nationale – était encore largement indéfinie. Dans quelle mesure les leçons de la révolution russe étaient-elles valables pour la Chine des années 1920 ? Il fallut l’expérience dramatique de la Seconde Révolution (1925-1927) pour que les enjeux stratégiques se clarifient, au prix d’une contre-révolution sanglante.

La Chine, c’était tout à la fois une autre formation sociale, une autre ligne de civilisation, l’appartenance à un autre ensemble géopolitique – une autre histoire. A la même époque, le Comintern était confronté à la « question musulmane » avec la présence des républiques d’Asie centrale dans l’ensemble soviétique, au centre des débats des congrès de Bakou (1920), dit des « Peuples de l’Orient ».

La naissance de mouvements communistes et, plus largement, le développement de luttes anti-impérialistes en Orient – de l’Asie centrale à la Chine – entrouvraient en quelque sorte une porte sur le monde à la pensée marxiste. Auparavant, les marxistes occidentaux formés dans le cadre de la Seconde Internationale portaient un regard sur le monde que l’on pourrait qualifier, en règle générale de « surplombant ». Dorénavant, des communistes devaient penser leurs sociétés et le monde d’un angle de vue non européen. La tâche allait d’autant moins de soi que les notes de Marx sur la pluralité des lignes de développement historiques – que l’on trouve notamment dans les Grundrisse, les travaux préparatoires au Capital, et au fil de son courrier… – étaient ignorées de presque tous, ayant été occultées par ceux qui en connaissaient l’existence.

Cette « entrée dans le monde » a ouvert un chapitre particulièrement intéressant de l’histoire du marxisme, un chapitre encore loin d’être clos.

Le maoïsme, marxisme « sinisé » ?


Né en Europe, héritier d’une histoire spécifique, le marxisme ne pouvait être exporté tel quel sous peine de rester l’apanage, en d’autres lieux, d’une élite intellectuelle occidentalisée. Il n’est certes pas dit qu’il lui était possible de s’enraciner dans toutes les sociétés, mais là où cela le lui était, il lui fallait trouver des racines endogènes, intégrer l’originalité des structures sociales, parler une langue compréhensible au peuple et donc se lier à d’autres héritages culturels, trouver d’autres « sources » que la philosophie allemande, l’économie anglaise, l’historiographie française, les traditions du mouvement ouvrier européen...

Le maoïsme de Mao est souvent présenté comme « le » marxisme sinisé. Il peut certes légitimement prétendre avoir fait œuvre de sinisation de la pensée marxiste. Ce thème a été explicitement introduit par Liu Shaoqi dans les années 1930 ; il est depuis régulièrement repris dans l’historiographie officielle du PCC. Mao lui-même faisait plus souvent référence dans ses discours à l’histoire chinoise, à ses traditions culturelles, ses guerres et sa pensée militaire, à ses soulèvements paysans... qu’aux théoriciens européens ou à l’URSS. Il occupe mieux la place accordée au philosophe dans une société confucéenne qu’occidentale. Il faut cependant se garder d’identifier sinisation et maoïsation.

Le maoïsme représente l’une des facettes du marxisme « sinisé », mais n’en a pas pour autant le monopole. Il n’y a pas « un » marxisme chinois, pas plus qu’il n’y a « un » marxisme occidental qui serait incarné par un courant politique déterminé. La « sinisation » du marxisme a été d’autant plus une œuvre collective (menée de façon plus ou moins consciente) que la gauche révolutionnaire chinoise était à l’origine pluraliste. Au XIXe et au début du XXe siècle, sous des visages très divers, l’anarchisme était influent en Asie orientale. Le rapport entre tradition et modernité était passionnément débattu dans le Mouvement du 4 Mai, bouillon de culture intellectuel. Le Parti communiste lui-même, fondé en 1921 par de fortes personnalités, était loin d’être un monolithe. Les Li Dazao, Chen Duxiu et bien d’autres ont, chacun à leur manière, mené le double mouvement d’ouverture chinoise à la pensée occidentale et de retranscription du marxisme en Chine, bien avant la formation du maoïsme.

Vu le rôle joué par les envoyés de Moscou dans la détermination des orientations politiques du jeune PCC, la nécessité de se libérer de la tutelle soviétique a été ressentie avec force – après la défaite subie en 1927 – par les cadres communistes survivants. Certains, comme Chen Duxiu, se sont reconnus dans les thèses antistaliniennes de l’opposition de gauche internationale au sein de l’IC. D’autres, comme Mao, se sont demandé comment sauvegarder les forces militaires révolutionnaires regroupées, après la débâcle, dans quelques bases territoriales rouges.

Comment recommencer ? C’est en cherchant à répondre à cette question que le maoïsme s’est constitué entre la fin des années 20 et le milieu des années 30. Il le fait alors que la nouvelle orthodoxie stalinienne étouffe+ d’une chape de plomb le débat théorique au sein du Comintern. La thèse selon laquelle l’humanité entière ne pouvait connaître qu’une seule ligne historique de développement, une succession unique de modes de production, s’imposait comme un dogme intouchable. De fait, même en Occident, ce n’est que dans les années 50 et, surtout, 60, avec la diffusion de travaux jusqu’alors largement inconnus de Marx, que la réflexion sur la pluralité de l’histoire a repris. Impossible dans ces conditions d’ouvrir une véritable discussion sur l’originalité de la société chinoise, par rapport à l’Europe.

Le processus de « sinisation » du marxisme par le PCC est resté doublement tributaire : d’un héritage récent – celui de la Deuxième Internationale – et du triomphe stalinien en URSS. La spécificité des formations sociales en Chine n’a pas été théoriquement clarifiée. Les concepts européens – comme féodalisme – ont été simplement traduits dans des termes préexistants, renvoyant à la Chine impériale. La différence entre ces notions n’a pas été explicitée. Les conséquences de cet état de fait ont été lourdes et se font encore sentir : plutôt que d’analyser l’originalité de leurs sociétés, la plupart des courants maoïstes se sont contentés de les qualifier, uniformément, de « semi-coloniales, semi-féodales ». Le « semi » ne fait, au mieux, que localiser une question sans lui donner de réponse – et minimise les implications de la domination capitaliste.

La politique officielle de « sinisation » du marxisme au sein du PCC s’est appliquée alors que le pluralisme de la gauche chinoise était réduit comme peau de chagrin sous les coups de la répression contre-révolutionnaire poursuivie par le Guomindang, puis par les troupes d’occupation japonaise, et de la stalinisation du Comintern. Elle s’est aussi combinée à la formulation initiale du culte de la personnalité de Mao. L’universalisme abstrait du dogme stalinien en URSS avait pour fonction de conforter le culte de Staline et l’autorité du centre moscovite à l’échelle internationale. La sinisation du marxisme légitimait un contre-culte et permettait à la direction maoïste de marginaliser plus facilement des fractions concurrentes au sein du PCC, dont celle de Wang Ming qui se réclamait de Staline.

Trente ans plus tard, à l’heure du conflit sino-soviétique, le culte de Mao a lui aussi pris une dimension internationale. Le maoïsme officiel à son tour est devenu un dogme et un produit idéologique d’exportation, vidant de son contenu le thème de la sinisation du marxisme. Mais la question substantielle n’a pas pour autant perdu de son sens. En s’internationalisant, le marxisme prend formes régionales et nationales pour peu qu’il s’enracine effectivement dans une variété de sociétés.

Une pensée stratégique créative


La Seconde Révolution chinoise (1925-1927) a été portée par de vastes mouvements sociaux : grèves ouvrières, entrée en lutte du petit peuple urbain, soulèvements paysans, structures d’autodéfense (milices…). Mais elle a aussi été caractérisée par la confrontation d’armées constituées : du Guomindang, des Seigneurs de la guerre… Après que le Guomindang de Tchang Kaï-Chek se soit retourné contre ses alliés communistes et le mouvement populaire, des corps d’armée sont entrés en rébellion et ont rejoint les bases rouges, derniers bastions territoriaux du PCC.

La « lutte armée » s’est posée en Chine sous des formes bien différentes de ce que cette formule évoque généralement. Il ne s’agit pas du développement progressif de petites unités de guérilla. Les soldats se comptaient par millions en Chine et l’Armée rouge, fondée en réponse à la contre-révolution de 1927, regroupait initialement quelque 300.000 hommes de troupe, dirigés par des commissaires politiques, mais aussi par officiers formés dans les écoles militaires.

Comment recommencer, après les défaites successives de 1927-1935 ? La réponse contenait immanquablement une dimension militaire : sauver les forces de la révolution, encerclées et menacées d’annihilation par des armées dix fois supérieures en nombre et armement. Cette situation a nourri, au milieu des années 30, un débat militaire complexe au sein de la direction du PCC et a servi de creuset au maoïsme. Mao ne s’est en effet pas contenté de rechercher une réponse conjoncturelle à la situation ; il a tiré des leçons de l’expérience de la Seconde Révolution pour penser une nouvelle stratégie.

Une pensée politique du militaire. La direction maoïste n’a pas inventé la guérilla. Elle a pu se nourrir de débats marxistes antérieurs en la matière, de l’expérience russe. Surtout, elle a bénéficié d’une longue histoire nationale de guerres paysannes et d’une riche pensée chinoise du militaire. Mais elle l’a actualisée et intégrée à une perspective d’ensemble en liant étroitement fondements populaires de la lutte armée, ressorts sociaux (aspirations paysannes…) et enjeux politiques (comme la question nationale à l’heure de l’invasion japonaise).

L’Armée rouge a frôlé l’anéantissement, mais Mao a pu constituer, durant la Longue Marche, une équipe de direction avec des cadres dirigeants de tout premier plan, provenant de diverses fractions du PCC. Elle donne progressivement forme à une conception novatrice de la guerre révolutionnaire prolongée, quand la guerre civile (combinée ou pas à une guerre de défense nationale) précède de loin, mais conduit à la conquête du pouvoir. Elle ne se réduit pas à des modes d’opération (mobilité et flexibilité, concentration et dispersion des forces, techniques de guérilla…), quelle que soit par ailleurs l’importance de ce savoir-faire militaire. Pour se déployer dans la durée, elle doit être effectivement conçue comme une « guerre du peuple ». Dans le contexte d’alors, la notion de guerre populaire pose immédiatement la question paysanne.

La question paysanne. L’originalité du maoïsme n’est pas d’avoir reconnu l’importance de la question agraire, de la paysannerie : cela avait déjà été le cas en Russie. C’est d’avoir été capable de l’organiser directement, de s’être enraciné dans le monde rural, de ne pas s’être allié à des mouvements paysans, mais de les avoir conduits. Ce n’était pas la dernière fois qu’un parti communiste s’y attelait avec succès, mais c’était la première – et quelle première !

L’un des aspects les plus intéressants de l’expérience chinoise est qu’elle s’est menée du Nord au Sud, dans des régions à la structure agraire fort variable où, par exemple, le statut de « paysan riche » renvoie à des situations très différentes. Elle montre comment des traditions de solidarités collectives du village – qui peuvent être en Chine de très grande taille – contre les ennemis extérieurs (militaires, collecteurs d’impôts, bandits…) peuvent freiner l’ouverture des luttes de classes au sein de la communauté villageoise. Et nourrir la défiance vis-à-vis de « l’étranger », fut-il militant du parti communiste. Elle montre combien l’élaboration et la mise en œuvre d’un programme de réforme agraire est essentielle, mais n’est pas pour autant simple. Cela n’est probablement pas moins vrai aujourd’hui qu’hier.

La révolution maoïste a aussi permis de penser le rôle de la paysannerie dans la longue durée et non plus comme un allié très temporaire, seulement mobilisé contre l’ordre ancien. Le monde a depuis beaucoup changé ; le poids démographique de la paysannerie s’est considérablement réduit. Néanmoins, à l’heure de la crise alimentaire et écologique, l’importance politique de la paysannerie pour tout projet de transformation sociale s’avère considérable. L’agriculture paysanne s’impose en effet comme l’alternative face à l’agro-industrie capitaliste qui impose sa domination aux consommateurs comme aux producteurs, qui dépossède des populations entières, et détruit les tissus sociaux et l’environnement. Le combat aujourd’hui engagé pour la souveraineté alimentaire s’inscrit ainsi dans une défense globale des droits fondamentaux – démocratiques, sociaux et environnementaux.

La guerre révolutionnaire prolongée (GPP). Avec la notion de guerre révolutionnaire prolongée, la direction maoïste a ouvert un nouveau chapitre de la pensée stratégique marxiste. Ce n’est pas le moindre de ses mérites. Au départ, cependant, les caractéristiques de la Chine lui semblaient si particulières qu’elle n’envisageait pas que cette « voie » puisse être empruntée en d’autres contrées. Elle jouait en effet sur l’immensité du pays offrant à ses forces un vaste champ de manœuvre, sur l’importance de sa population permettant de concentrer en tous lieux un grand nombre de combattants, sur l’existence de bases rouges constituant une forme originale et durable de double pouvoir territorial, sur les rivalités interimpérialistes dans un pays qui n’avait pas encore été colonisé par une puissance et sur la fragmentation de l’Etat après la chute de la dynastie Qing, ce qui lui évitait de faire face à une force ennemie cohérente…

Après la Seconde Guerre mondiale cependant, la guerre populaire prolongée a trouvé de nombreuses formes d’application en Asie et Amérique latine, dans le monde arabe et en Afrique noire. Elle a nourri une pensée stratégique qui a connu de nouveaux développements (en particulier avec l’expérience vietnamienne). Aujourd’hui encore, dans des pays comme l’Inde, le Népal, les Philippines ou la Colombie, la lutte armée reste une réalité présente, qui suscite bien des débats au sein du mouvement révolutionnaire. La pensée politico-militaire développée à partir (et au-delà) de l’expérience maoïste n’appartient pas à un passé révolu.

Question nationale, alliances et front uni. La question nationale était au cœur de la crise chinoise. Les puissances impérialistes renforçaient leur mainmise sur le pays, en passe d’être fragmenté en zones d’influences nippo-occidentales. Quant à l’invasion japonaise (1937…), elle visait à faire de la Chine sa colonie exclusive.

Quelles forces pourraient assurer dans ces conditions l’indépendance et l’unité de la nation ? La bourgeoisie commerçante et industrielle ? Elle existait en Chine, plus que dans la majorité des pays du tiers monde de l’époque. La révolution chinoise est ainsi devenue un grand laboratoire historique sur les liens entre combat anti-impérialiste et dynamiques sociales.

Dès 1926-1927, les priorités de la bourgeoisie chinoise se sont affirmées. La levée anti-impérialiste ouvrait dangereusement, à ses yeux, la voie à des mouvements populaires qu’elle ne pouvait contrôler. La contre-révolution devint sa priorité, même si elle signifiait de renoncer pour l’heure à la lutte pour la réunification nationale et à se satisfaire temporairement du règne des seigneurs de la guerre.

Une décennie plus tard, confrontée à l’invasion japonaise, la bourgeoisie chinoise s’est divisée entre résistance et collaboration. A l’approche de la Seconde Guerre mondiale, le Guomindang de Tchang Kaï-Chek a misé sur la défaite de Tokyo face aux Etats-Unis. Jouant sur l’immensité de l’espace territorial chinois, il cherchait à ralentir la progression des armées nippones, mais en cédant du territoire pour gagner du temps, en attendant la victoire de Washington sur le théâtre d’opérations Pacifique. Il préservait ainsi ses forces pour pouvoir les retourner contre le Parti communiste le moment venu.

La politique de Tchang Kaï-Chek aurait pu réussir s’il n’avait pas eu la direction maoïste pour rivale. Cette dernière a mis en œuvre les principes de la guerre populaire, y compris en envoyant des unités de l’Armée rouge opérer dans les zones occupées, sur les arrières ennemis. A lieu de céder du territoire, le PCC a étendu son champ d’action. Cette orientation s’est avérée triplement efficace : militairement, mais aussi socialement (il s’est implanté dans de nouvelles régions) et politiquement – il est apparu comme le meilleur défenseur de la Nation en temps d’urgence.

La leçon de choses chinoise ne se limite cependant pas à cela. Entre les débuts de la Seconde Révolution et la victoire de la Troisième, il y eut plusieurs séquences historiques qui ont exigé d’importantes réorientations. La question du front uni politique entre le Parti communiste et le Guomindang en offre une illustration. Le tout jeune PC s’est rapidement développé alors qu’il était entré dans le parti de Sun Yat-sen (une politique nommée « front uni de l’intérieur »), mais – sous pression de Moscou –, il na pas repris son indépendance organisationnelle quand Tchang Kaï-Chek, après la mort de Sun, se préparait à écraser le mouvement ouvrier , alors que la guerre nationaliste laissait place à la seule guerre civile. D’allié, le Guomindang devenait brutalement l’adversaire principal. Il l’est resté pendant une décennie.

L’invasion japonaise a reposé la question d’un front uni PCC-Guomindang, tant était forte au sein de la population l’aspiration à l’unité dans la défense de la nation. Mais les deux protagonistes savaient que sous l’unité nationale, la guerre civile couvait, débouchant parfois sur de sanglantes batailles entre les armées de Tchang Kaï-Chek et les Rouges. De ce fait, la défaite de Tokyo, en 1945, a ouvert la voie à la reprise de la guerre civile, emportée en trois ans (1946-1949) par le Parti communiste.

Si l’on ne s’attache pas à l’analyse concrète des séquences de la révolution chinoise et aux politiques réellement mise en œuvre, l’héritage maoïste en matière d’alliances peut paraître très ambigu. La direction du PC a en effet souvent formulé ses orientations de manière « tactique » et parfois carrément mensongère. Ainsi, au nom du front uni antijaponais, elle a chanté les louanges de Tchang Kaï-Chek, le bourreau des travailleurs, sans en penser un mot. Elle a annoncé l’intégration de ses forces militaires à l’armée du Guomindang, sans évidemment rien en faire.

Des organisations maoïstes peuvent se prévaloir de telles déclarations pour justifier des politiques opportunistes d’alliance, en identifiant le front uni à un « bloc des quatre classes » où elles se retrouvent en position subordonnées par rapport à des forces censées représenter la « bourgeoisie nationale ». Mais au fond, la conception du front uni de la direction chinoise était à la fois plus intéressante et plus sectaire.

Plus intéressante, car elle articulait la construction dans la durée du bloc social capable de porter le combat révolutionnaire (les classes populaires), l’élargissement de ce bloc à des forces intermédiaires (étudiants, intellectuels, petite bourgeoisie paupérisée…) et une tactique visant à diviser les rangs ennemis (son originalité par rapport à d’autres traditions politiques).

Plus sectaire, car au centre de cette politique d’alliance, se trouve le PCC et seulement lui. Dans la conception d’un front uni en cercles concentriques, le schéma ne présente qu’un noyau, unique. Il ne permet pas d’envisager la coopération entre plusieurs organisations politiques révolutionnaires et progressistes. Or, le pluralisme – y compris au sein du mouvement révolutionnaire – est redevenu ce qu’il était avant le stalinisme : la règle et non l’exception.

De fait, la majorité des mouvements maoïstes engagés dans la lutte armée ont été plus sectaires qu’opportunistes. L’honnêteté force, cela dit, à noter que lesdits maoïstes ne sont pas les seuls à avoir eu quelques difficultés à l’admettre : il existe – et c’est normal vu la complexité de l’expérience historique –, une pluralité de courants révolutionnaire. La question de leurs relations et de leur unité est posée.

Le modèle et sa trahison. Le paradoxe, c’est qu’après avoir insisté sur les particularités nationales de la voie chinoise, la direction maoïste a érigé sa « guerre du peuple » en nouvelle orthodoxie. Or, toute nouvelle expérience majeure est nécessairement originale (donc hétérodoxe) ; et toute tentative constituer une orthodoxie sur la base d’une telle expérience conduit à travestir sa vérité historique, à occulter ses véritables enseignements.

Bien entendu, derrière une orthodoxie affichée, des mouvements maoïstes ont pu « adapter » l’orientation pour mieux répondre aux conditions de leurs pays ou de la période. Mais ladite orientation était devenue un véritable corset stratégique. La guerre populaire prolongée devait être mise en œuvre dans tous les pays « semi-féodaux, semi-coloniaux » (en gros, le tiers monde). La question de la crise révolutionnaire, comme « moment favorable » (expression vietnamienne), n’était pas sensée se poser dans ces sociétés qui, en quelque sorte, vivaient en permanence une telle situation. La lutte armée était censée être en tout temps la forme principale de lutte, à laquelle les autres terrains de mobilisation (sociale, démocratique…) devaient être subordonnés. Lieu privilégié d’accumulation progressive des forces militaires, la campagne devait en conséquence encercler les villes. Le combat devait alors passer par trois étapes : défensive, équilibre des forces, contre-offensive stratégique.

Impossible avec cette grille rigide de lecture, marquée par le gradualisme militaire, de comprendre l’histoire de la révolution chinoise et de l’Armée rouge, née « en masse » à l’occasion d’une ample crise révolutionnaire et en réponse à contre-révolution. Impossible aussi de saisir les implications d’un changement brusque de situation qui bouleverse le cadre stratégique – comme en 1937 avec l’invasion japonaise – et sa mise en œuvre, par exemple avec la réactivation d’une politique de front uni vis-à-vis du Guomindang. Impossible de percevoir l’importance d’un « moment favorable » qui exige une accélération brutale des rythmes du combat, comme en 1945 quand, avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, s’engage une course de vitesse entre le PCC et le Guomindang pour profiter de la défaite de l’occupant nippon. Impossible enfin d’assimiler les enseignements d’autres grandes expériences révolutionnaires (Vietnam, Cuba, Algérie, Nicaragua…) qui toutes sont frappées du sceau de l’originalité.

La révolution chinoise et les élaborations de la direction maoïste ont beaucoup apporté au développement d’une pensée stratégique marxiste. Cependant, en codifiant à postériori comme il l’a fait les « principes » de la guerre populaire, le PCC a rendu bien difficile la transmission des enseignements de sa propre expérience.

Le Parti communiste chinois


Quel parti conquiert le pouvoir d’Etat en 1949 ? L’analyse du PCC a nourri bien des débats au sein, notamment, du mouvement trotskiste international. Un débat souvent confus, ne serait-ce que parce que les protagonistes ne donnaient pas au qualificatif de « stalinien » la même portée. : il signifiait pour certains une soumission effective aux exigences de la bureaucratie soviétique, mais prenait un sens avant tout idéologique pour d’autres.

Plus généralement, l’expérience chinoise a montré à quel point l’analyse des partis n’est pas chose simple, en particulier dans les périodes de transition et de révolutions. La trajectoire du parti communiste a en effet déjoué bien des pronostiques ou démenti bien des conclusions péremptoires.

Le PCC était censé devenir un instrument docile de Moscou après le déracinement social provoqué par le désastre de 1927 ; pourtant, au prix d’intenses luttes de fractions internes, la direction maoïste a préservé sa capacité de décision autonome, sans pour autant rompre avec Staline. De fait, le processus de stalinisation du Comintern – de subordination de ses sections nationales – s’est heurté dans certains pays à de fortes résistances : en Chine, mais aussi en Yougoslavie, au Vietnam…

Défait dans les centres urbains, durablement immergé dans l’immensité rurale, le PCC devait tout aussi nécessairement devenir un parti paysan. Or, dès la victoire de 1949, il ne s’en est pas moins recentré sur les villes. De même, ayant pour cadre d’existence la résistance armée, il devait tomber sous la coupe des militaires ; jusqu’au bout cependant, pour reprendre la formule célèbre de Mao, la politique a commandé au fusil et le bureau politique à l’état-major, quelque soit le poids en son sein des commandants de l’Armée rouge.

Comment l’analyse d’un parti comme le PCC pourrait-elle être simple ? Il est l’un des premiers-nés du communisme dans le « tiers monde », prend ses marques dans la Troisième Internationale d’avant Staline, est immédiatement plongé dans la tourmente révolutionnaire du milieu des années 1920, éprouve dans sa chair les implications de la montée du stalinisme en URSS, subit le feu de la contre-révolution en Chine, modifie radicalement son implantation géographique et sociale, passe d’une guerre à l’autre (civile, de défense nationale, mondiale et à nouveau civile), se retrouve à la tête de zones libérées fortes de quelque cent millions d’habitants avant de conquérir le pouvoir dans le plus grand (démographiquement) pays du monde. Il avait une cinquantaine de membres à sa fondation et 4.500.000 quand il fête sa victoire trois décennies plus tard !

Aucune étiquette ne peut rendre compte de la complexité d’un tel parti. « Stalinien » ou « antistalinien », « ouvrier » ou « paysan », « autoritaire » ou « émancipateur »… et si les deux étaient à la fois vrais ? L’important est de reconnaître le rôle joué par le PCC dans un combat révolutionnaire fort difficile, mais aussi de localiser ses contradictions internes et leurs évolutions possibles.

Aucune définition abstraite ne peut remplacer une analyse historique concrète et dynamique. Disons qu’en 1949, le PCC était à la fois le parti d’une grande révolution nationale et sociale victorieuse – d’où la profondeur de ses liens avec la population –, et le nouveau parti-Etat au sein duquel les élites dirigeantes vont se constituer en bureaucratie, s’autonomiser. Il deviendra, mais au prix de crises convulsives, le parti de la contre-révolution bureaucratique – avant d’être celui qui pilotera la (re)constitution d’un capitalisme chinois.

Une voie maoïste au socialisme ?


La République populaire proclamée, le nouveau régime bénéficiait d’un grand prestige politique. L’heure aurait dû être à la reconstruction ; cependant, l’éclatement de la guerre de Corée (1950-1953) ne lui a laissé aucun répit. Il n’avait pas voulu cette guerre, il n’en dû pas moins envoyer en masse ses forces armées dans la péninsule pour contrer, puis refouler sur le 38e parallèle, les troupes américaines. Ce fut, encore une fois, une victoire, mais payée à un très fort prix : les pertes chinoises se sont élevées à 800.000 tués ou blessés.

En Chine même, dans le contexte de la guerre de Corée, la répression des « contre-révolutionnaires » s’est durcie. La domination de la gentry – propriétaires fonciers et notables – sur le monde rural a été brisée, ainsi que celle de la bourgeoisie sur le monde urbain. L’Etat du Guomindang s’est désintégré et ses armées défaites se sont repliées sur Taiwan. Il restait certes des bourgeois ou des notables, dont certains ont passé des compromis plus ou moins temporaires avec le PC, et bien des arrangements locaux. Mais les classes qui régentaient la Chine ont cessé d’exister en tant que force sociale cohérente.

Le régime ne s’est pas contenté de se réclamer du peuple. Dès 1950, la loi sur la réforme agraire a contribué à modifier les rapports de pouvoir dans le village. La loi sur le mariage a radicalement transformé le statut juridique de la femme. Avec le développement d’une industrie d’Etat, une nouvelle classe ouvrière a vu le jour : elle vit chichement, mais bénéficie d’importantes protections sociales : emploi à vie, logement de fonction, services de santé, possibilité de faire embaucher ses enfants… Etre salarié d’une entreprise d’Etat devient une situation enviée. L’accès à l’université est ouvert aux classes populaires. L’idéologie confucéenne, patriarcale et conservatrice, est battue en brèche…

Le régime s’est structuré à l’échelle nationale autour de trois piliers : l’armée (qui intervient dans la production), l’administration et le parti – sans oublier les services de sécurité. Au cœur de l’Etat, le PCC bénéficiait d’un monopole sur le pouvoir politique. Dans ce pays gigantesque, l’ensemble restait cependant complexe, la mise en œuvre des orientations pouvant varier significativement en fonction des rapports de forces régionaux et locaux, y compris entre fractions communistes.

La direction maoïste n’avait pas de conception propre de la transition. Elle se référait au modèle stalinien – priorité à l’industrie lourde…–, tout en ne voulant pas répéter le désastre de la politique agraire menée par Staline. Face à l’impérialisme, elle se concevait partie intégrante du « camp socialiste », mais n’avait pas oublié les diktats, abandons et promesses non tenues de Moscou. Les rapports entre l’URRS et la Chine était emprunts de défiance réciproque ; les germes du conflit sino-soviétique des années soixante étaient déjà présents.

Que pouvait être une « voie chinoise » au socialisme ? La question s’est posée à la direction du PCC au milieu des années cinquante. Staline était mort (1953). De violentes crises éclataient en Europe orientale (Allemagne de l’Est, Hongrie, Pologne…). Le « rapport secret » de Nikita Khrouchtchev au 20e congrès du Parti communiste d’Union soviétique (1956) – où il dénonçait les crimes de Staline – provoquait une onde de choc. En Chine même, les limites des premières mesures mises en œuvre se faisaient sentir et de nouvelles tensions sociales se faisaient jour.

Mao était un penseur de la contradiction : s’il est une chose éternelle et universelle, c’est bien l’existence de contradictions. Sa conception de l’histoire et sa vision de la transition étaient bien différentes de celle de l’idéologie stalinienne ou de l’actuelle direction chinoise qui chante la « société harmonieuse ». Pour Mao, la construction socialiste était et resterait un processus de lutte de classe. Les contradictions internes à la République populaire constituaient à ses yeux le principal levier de la transformation sociale.

Ce point de vue n’induisait pas nécessairement une politique « gauchiste ». De fait, Mao jugeait, au milieu des années cinquante, qu’il était temps de sortir de la période de « règlement des comptes » avec la contre-révolution qui suivit la conquête du pouvoir. Il différentiait les « contradictions au sein du peuple », jugées « non antagoniques », des contradictions « antagoniques » avec les contre-révolutionnaires. En voulant s’émanciper du modèle stalinien, il cherchait à définir une politique de développement équilibrée ne soumettant pas la population à des pressions trop fortes. Certains de ses textes les plus importants exprimaient ces préoccupations, comme le discours du 25 avril 1956, prononcé à une réunion élargie du bureau politique du PCC et intitulé Sur les Dix Grands Rapports ou comme De la juste solution des contradictions au sein du peuple (février 1957). Il comptait sur des mobilisations sociales – certes contrôlées, mais extérieures au parti –, pour faire reculer le conservatisme d’appareil et contrebalancer les rigidités du régime (tout en renforçant sa propre influence dans la direction).

Mais quand la direction chinoise a tenté de mettre en œuvre cette orientation, rien ne s’est passé comme prévu. La libéralisation politique et culturelle des Cents Fleurs (1957) a ouvert la voie à un torrent de critiques contre les membres du parti et les privilèges des cadres. Une sévère répression a mis fin aux débordements. Dans la foulée, le PCC a lancé le Grand Bond en Avant qui devait assurer le développement d’une industrie et d’infrastructures dans le monde rural, ainsi que l’accroissement de la production et l’implantation de services sociaux au sein de coopératives de grande taille. Mais les objectifs assignés au Grand Bond devinrent irrationnellement élevés au point de déboucher en 1959-1961 sur une crise économique majeure (aggravée par des difficultés climatiques), avec la rupture de communications interrégionale, des disettes et des famines faisant des victimes par millions.

Les textes de Mao de cette époque fournissent des indications intéressantes sur ses intentions. Ils montrent aussi les limites de son pragmatisme et de son volontarisme. Il n’a pas grand-chose à dire sur la classe ouvrière (dans l’équipe de direction maoïste, c’est le domaine de Liu Shaoqi). Il ne porte sur l’économie (le domaine de Chen Yun) – et l’économie d’une société de transition en particulier – qu’un regard essentiellement politique. Il n’a pas assimilé les débats marxistes de fonds suscités sur le plan international par l’expérience soviétique et, singulièrement, en URSS avant la stalinisation – des débats dans lesquels se sont engagés Boukharine, Préobrajenski, Lénine, Trotski et bien d’autres.

Le PCC s’est identifié à un horizon socialiste mondial, un temps incarné par l’IC. Il a fait sien le lien dialectique entre libération nationale et révolution sociale. Mais, du fait de sa stalinisation, le Comintern avait cessé d’être un cadre de collectivisation internationaliste. Alors que bien des dirigeants chinois avaient été initialement exposés au monde (en France, en Russie…), le mouvement maoïste s’est replié sur son propre territoire. Profondément enraciné dans la société chinoise, il est devenu ce que l’on peut appeler (faute de mieux ?) un « communisme national », à l’instar des partis vietnamien ou yougoslave. Ce que Mao en quelque sorte a personnifié. Il ne possédait aucune langue étrangère (même si dans sa jeunesse il avait dévoré les traductions d’ouvrages et d’articles étrangers). Il n’avait jamais voyagé hors de Chine, sauf une fois, au lendemain de la proclamation de la République populaire, pour rencontrer Staline à Moscou. C’est Zhou Enlai qui maîtrisait le champ diplomatique, faisant du gouvernement chinois l’un des principaux moteurs du Mouvement des Non-Alignés (constitué lors de la conférence de Bandung en 1955).

Dans les années 60, les tensions sino-soviétiques se sont aiguisées après que Moscou eu signé avec Londres et Washington un traité sur les essais nucléaires dont la Chine était exclue. Les tensions sociales s’aggravant à nouveau en Chine, l’équipe maoïste historique s’est profondément divisée. En 1965-1966, les luttes de fractions ont cessé d’être confinées au sein de l’appareil du parti. Mao a fait appel à la mobilisation des Gardes rouges et ses rivaux en ont aussi appelé à la rue. Durant la mal nommée « Révolution culturelle », de profondes aspirations sociales, démocratiques et égalitaires se sont exprimées. Des pans entiers de la jeunesse ont profité d’une extraordinaire liberté d’action, sillonnant le pays entier. Mais le chaos l’a emporté. Des mouvements « révolutionnaires » se combattaient. Des organisations de Gardes rouges commettaient de terribles exactions. Le parti et l’administration se désintégraient et il fallut des années pour les reconstruire. Seule l’armée a maintenu son unité. Mao s’est tourné vers elle pour imposer le retour à l’ordre, réprimant les jeunes et ouvriers radicaux qui s’étaient reconnus dans son appel à faire « feu sur le quartier général » (la direction du PC).

L’élaboration d’une « voie chinoise » au socialisme a tourné court. Le maoïsme historique s’est perdu dans les convulsions des luttes de fractions. Plongés dans la confusion, les mouvements sociaux et politiques à potentiel émancipateur n’ont pas trouvé de débouchés. Dans ces conditions, la Révolution culturelle a laissé place à une dictature bureaucratique particulièrement dure sous le règne de la Bande des Quatre, avec pour figure de proue Jiang Qing, l’épouse de Mao. Sur le plan international, la normalisation des rapports sino-américains a simultanément conduit au voyage de Nixon, président des Etats-Unis, à Pékin (1972). Comme quoi, l’arrivée au pouvoir du « Groupe de Shanghai » ne représentait pas vraiment un tournant « gauche ».

De la révolution


Le maoïsme sénile ne nous offre que des « leçons négatives » : la lutte des classes est identifiée à la répression bureaucratique ; une logique unilatérale de « l’ennemi principal » (l’URSS en l’occurrence) est poussée jusqu’à son terme opportuniste, l’alliance avec l’impérialisme étatsunien. Cette fin lamentable ne doit cependant pas occulter la richesse de l’expérience révolutionnaire chinoise. Outre les thèmes déjà abordés plus haut, revenons sur les questions suivantes.

Les composantes sociales du processus révolutionnaire

Pour ce qui est de la Seconde Révolution chinoise, l’attention s’est souvent portée sur les grandes concentrations ouvrières et, pour ce qui est de la Troisième, sur la paysannerie (voir plus haut). Les composantes de la révolution étaient évidemment beaucoup plus composites, incluant intellectuels et étudiants, petit peuple (coolies, itinérants, vagabonds…), soldats… De façon assez remarquable, ce caractère composite s’est reflété jusque dans l’origine sociale des membres de la direction maoïste centrale. Certains, nés dans les élites, étaient des « traîtres à leur classe » d’origine, pour reprendre une formule de Zhou Enlai (lui-même de milieu mandarinal) ; d’autres venaient d’un large éventail de couches populaires…

Chen Yi était un fils de magistrat qui, en France (1919), travailla comme débardeur, plongeur puis ouvrier chez Michelin. Chen Yun était de famille ouvrière. Deng Xiaoping était issu d’une famille de propriétaires fonciers. Le père de Liu Shaoqi était maître d’école et celui de Liu Bocheng (dit le « Dragon borgne »), musicien ambulant. Lin Biao venait de la petite bourgeoisie rurale et Peng Dehuai d’un milieu de paysans plutôt pauvres avec lequel il rompt à l’âge de onze ans, vagabondant, « déraciné », vivant de petits boulots. Mao Zedong était né dans une famille de paysans aisés et Zhou Enlai dans une famille de notables de milieu « mandarinal ». Quant à Zhu De, il venait d’une famille de paysans ruinés.

Le « petit peuple » a joué un rôle important tout au long de la révolution chinoise, y compris après 1949, avec les luttes des travailleurs sans statuts pendant la Révolution culturelle… et aujourd’hui encore avec les « migrants de l’intérieur », ouvriers sans-papiers ayant illégalement rejoint les centres urbains et industriels.

Les luttes des femmes. Les cadres féminins du PCC sont aussi d’origine composite. Chen Shaomin, de famille pauvre, fut ouvrière dans la dentellerie. Deng Yinchao était fille de magistrat. Ding Ling venait d’une famille de riches propriétaires et Kang Keqing d’une famille démunie de pêcheurs qui dut l’abandonner (adoptée par des paysans – pauvres aussi –, elle travailla très jeune aux champs). Xiang Jingyu était en revanche née dans une famille fort aisée et moderniste. Yang Zhihua venait elle d’une famille de marchand de soie et propriétaires terriens.

La direction chinoise (et en particulier Mao) fut très imprégnée du mouvement de rébellion contre l’idéologie confucéenne ; prônant l’émancipation des femmes, il était puissant dans les milieux progressistes des années 1920 des zones côtières. Après la Longue Marche, le PCC se retrouva en revanche dans des régions paysannes de l’intérieur, beaucoup plus conservatrices, et son idéologie s’en ressentit. Durant la lutte révolutionnaire, les villageoises n’en furent pas moins organisées en tant que telles en de nombreux endroits, pour l’effort de guerre, mais aussi contre les maris violents.

Il est particulièrement remarquable que les deux premières grandes lois emblématiques adoptées par la nouvelle République populaire le fussent à l’avantage des femmes. C’est évidemment de cas de la loi sur le mariage, égalisant les droits généraux, mais aussi de celle sur la réforme agraire, leur permettant d’accéder à la propriété de la terre. Quand « l’esprit de la Commune de Paris » a été relancé au début du Grand Bond en Avant, le développement des services collectifs dans les communes villageoises visait (entre autres) à améliorer la condition féminine… La Fédération démocratique des femmes comprenait 20 millions de membres en 1949 et 76 millions en 1956.

Pourtant, malgré d’importants progrès, les femmes n’ont pas durablement brisé le « plafond de verre » de la domination masculine. En 1957, bien que de composition assez jeune (le quart de ses adhérents avait moins de 25 ans), le PCC ne comprenait que 10% de femmes. Plus on s’élevait dans la hiérarchie des pouvoirs, moins les femmes étaient représentées. Il n’y a évidemment pas qu’en Chine que ce « plafond de verre » s’avère si difficile à percer ; et en Chine comme ailleurs, se posait la nécessité d’un mouvement autonome des femmes.

Aux limites des conceptions maoïstes du pouvoir populaire

Au cours des années 50, la question de l’autonomie des organisations de masse (en particulier les syndicats) a été soulevée jusque dans les hautes sphères du parti. La réponse est restée négative. Pas de mouvement autonome des femmes (la Ligue est sous direction du PCC), pas d’indépendance syndicale.

Pour de nombreux auteurs, les conditions socio-économiques et culturelles d’une démocratie socialiste, populaire n’étaient pas réunies en Chine. On ne peut écarter d’emblée cet argument. Mais la leçon de choses chinoise, c’est que le modèle maoïste n’a pas fonctionné, bien que Mao lui-même ait déclaré combattre la (re)naissance d’une « bourgeoisie rouge », nourrie par le « bureaucratisme », le conservatisme d’appareil, les privilèges. Plus précisément, ce qui a fonctionné en temps de guerres et de révolutions ne l’a plus en temps de paix.

Dans le modèle maoïste, le cadre « à l’écoute des masses » doit rassembler leurs doléances et les retransmettre aux directions. La « courroie de transmission » des organisations sociales doit fonctionner dans les deux sens : assurer la mise en œuvre des décisions du parti, mais faire aussi connaître à ce dernier l’état d’esprit de la population. Cette « courroie de transmission » n’a, finalement, fonctionné que dans un seul sens, laissant le pouvoir aveugle. L’emballement du Grand Bond a montré ce qu’il en coûtait : bien des points de rupture économiques et sociaux ont été franchis avant que le bureau politique ne réalise que le pays courrait à la catastrophe et qu’il ne commence à rectifier une orientation par trop « maximaliste ».

Mao a pu souligner la légitimité du désaccord (« contradiction au sein du peuple »), mais la reconnaissance des libertés est toujours restée affaire de jugement politique, d’opportunité, donc susceptible d’être du jour au lendemain remis en cause par le parti – ce qui s’est effectivement passé au moment des Cent Fleurs. Le règne d’exception du temps de guerre est maintenu sine die après la victoire ; les libertés ne deviennent pas un droit, quoi qu’en dise la Constitution. Le politique continue à occuper tout l’espace du juridique. On comprend, dans ces conditions, que la démocratie socialiste et le pluralisme soient devenus des exigences centrales du mouvement démocratique du début des années 1980.

Ce que montre l’expérience chinoise, c’est que la démocratie « socialiste » ou « populaire » est un besoin et non un luxe. Elle est une nécessité fonctionnelle et pas seulement un idéal. Comment lui donner corps dans un pays comme la Chine des années 1950 ? La réponse ne va certes pas de soi, mais encore faut-il la poser, cette question – ce que le cadre de référence hérité du maoïsme ne permet pas.

D’une contre-révolution à l’autre


A la différence de la bourgeoisie, la bureaucratie n’existe pas comme classe dominante au moment de la révolution ; elle « s’érige » progressivement en nouvelle couche dominante dans le cadre du nouvel Etat. Un appareil bureaucratique se « cristallise » en bureaucratie. Cette bureaucratie en constitution codifie ses privilèges, accroît les inégalités, renforce ses positions, affirme ses intérêts collectifs. Elle finit par se comporter comme une classe dominante (même si elle ne s’inscrit pas dans un mode de production qui lui serait propre) et doit, pour cela, en finir avec l’héritage révolutionnaire.

Le processus de bureaucratisation est insidieux, mais, dans des cas comme l’URSS et la Chine, il est ponctué par des crises de régime révélatrices. La répression des Cents Fleurs a coupé le PCC d’une partie des étudiants et de l’intelligentsia progressistes. L’échec du Grand Bond en Avant a provoqué une perte de confiance entre le parti et des secteurs entiers de la paysannerie, tout en mettant en cause l’autorité de Mao, provoquant une fracture au sein de la direction. La répression massive durant la Révolution culturelle a conduit à la rupture entre la fraction maoïste et la gauche radicale étudiante et ouvrière qui s’est (à raison) sentie trahie.

L’équipe maoïste historique s’est définitivement fracturée : huit des onze membres du bureau politique sont en prison ou en rééducation, certains trouvent la mort. Neuf sur dix des responsables des grands services du Comité central sont écartés. Sur les 63 membres du comité central en exercice, 43 ont disparu et 9 ont été sévèrement critiqués. Il en va ainsi de haut en bas. Le PCC au lendemain de la Révolution culturelle est en ruine – et la crise de direction rebondit encore (élimination de Lin Biao). Avec la lente reconstruction du parti et de l’administration, les conditions étaient réunies pour l’achèvement de la contre-révolution bureaucratique.

L’ordre bureaucratique fut un temps incarné par la Bande des Quatre, mais elle n’avait emporté qu’une victoire à la Pyrrhus. Après la mort de Mao (1976), les autres fractions de l’appareil ont pris leur revanche. Ce fut au tour Jiang Qing et de ses compagnons de se retrouver en détention.

Ce qui n’était pas évident à l’époque, c’est que le règne de la Bande des Quatre – après les traumatismes de la Révolution culturelle – avait créé un terrain politique favorable à la contre-révolution bourgeoise, tant il avait déconsidéré les postures « gauchistes » et le discours « révolutionnaire ».

Dans un autre contexte national et international, les réformes progressivement introduites durant les années 1980 à l’initiative de Deng Xiaoping n’auraient pas nécessairement conduit à la reconstitution d’un capitalisme chinois. Mais dans le contexte d’alors, elles ont facilité la rencontre entre des secteurs de la bureaucratie et le capital chinois transnational, établi à Taiwan, mais aussi en Amérique du Nord et ailleurs : le PCC a favorisé les investissements des expatriés et accueilli en son sein de grands capitalistes ; réciproquement, ce parti est apparu aux yeux du capital chinois transnational, qui n’a plus de racines dans le continent, comme seul à même de maintenir l’ordre social et de garantir l’unité du pays (toujours menacé de morcellement). Voilà qui a facilité un processus progressif au cours duquel une partie de la bureaucratie s’est transformée en bourgeoisie, privatisant le bien public tout d’abord illégalement, puis légalisant ultérieurement le vol en modifiant les lois. La contre-révolution bourgeoise a pris la forme d’un passage contrôlé à un capitalisme mi-étatique, mi-privé.

La politique de réforme initiée par Deng Xiaoping a ouvert la voie à un bouleversement social à rebours, aussi radical que celui qui avait succédé à la révolution de 1949. Le secteur économique d’Etat a été en partie démantelé, privatisé. Une nouvelle classe d’entrepreneurs est née. L’ancienne classe ouvrière au statut protégé a été en quelque sorte mise collectivement à la retraite, pour laisser place d’une part à une couche de techniciens et ouvriers qualifiés et d’autre part à un jeune prolétariat instable issu de l’exode rural, souvent privé de droits. Après avoir temporairement bénéficié de la décollectivisation, la paysannerie chinoise s’est vue menacée des mêmes processus de dépossession que celles des autres pays du « tiers monde ». Les inégalités sociales ont explosé. La culture du parvenu a triomphé : les pauvres sont à nouveau ignorés ; les riches sont à l’honneur. La boucle de la contre-révolution est bouclée.

Le nationalisme. L’évolution du nationalisme chinois illustre elle aussi les métamorphoses du Parti communiste. Des guerres de l’opium (1839-1860) au lendemain de la victoire de 1949, il a constitué une dimension essentielle (culturelle, politique…) des résistances aux agressions nippo-occidentales, du combat anti-impérialiste, des aspirations à l’indépendance, tout en comprenant bien des variantes et bien des mélanges entre passéisme et modernisme, internationalisme et xénophobie…

Dans les années 1920-1930, le Parti communiste a reconnu dans son programme le droit à l’autodétermination des peuples intégrés à la périphérie de l’Empire (Tibet..). Le chauvinisme grand Han s’est ultérieurement affirmé avec d’autant plus de force que la nouvelle bureaucratie se renforçait au sein de la République populaire et que les tensions sino-soviétiques dégénéraient en un conflit interbureaucratique majeur. Un « nationalisme de puissance » (petite ou grande) est en quelque sorte consubstantiel à la bureaucratie, car elle a l’Etat national pour cadre d’existence.

L’actuel régime chinois affiche crument un nationalisme de grande puissance avec ses ambitions régionales. Ce nationalisme a aussi pour fonction de remplir le vide idéologique laissé par la déconsidération du maoïsme. Il peut se nourrir d’un sinocentrisme profond, hérité d’une longue histoire où les dynasties régnantes considéraient les pays de la périphérie comme des Etats vassaux. La Chine doit retrouver sa gloire d’antan.

La bourgeoisie, d’un siècle à l’autre. Le siècle passé, l’envol de la bourgeoisie avait été étouffé par la dictature du Guomindang, avant d’être brisé par la révolution. Mais le capitalisme chinois tire aujourd’hui les bénéfices de la radicalité de la révolution de 1949. Sans elle, le pays serait passé dans la dépendance politique et économique exclusive du Japon ou, plus probablement, serait tombé sous la coupe de l’impérialisme US. Sans elle aussi, comme dans beaucoup de pays du « tiers monde », le capital aurait eu bien du mal à se libérer des entraves des rapports sociaux traditionnels dans le monde rural et du poids de la gentry.

« Apprendre, apprendre et apprendre encore »


Concluons sur cette citation fameuse de Lénine [1]. Nous n’apprenons que de l’expérience historique. Passant d’une société de transition instable à une autre, la Chine du XXe siècle a vécu de crise en crise et ses structures sociales ont été plus d’une fois chamboulées avec les premières vagues d’industrialisation, un « développement » très inégal suivant les régions, les tensions agraires, les guerres, la révolution et les contre-révolutions.

Apprendre de l’expérience historique exige évidemment de ne pas s’en tenir aux textes, aussi « sacrés » soient-ils, et de ne pas figer la pensée des figures de proue du mouvement révolutionnaire, aussi imposantes soient-elles. On ne peut, par exemple, lire les écrits de Lénine d’avant 1914 en oubliant que ce n’est qu’après les débuts de la Première Guerre mondiale qu’il a approfondi ou élaboré ses positions sur l’Etat, l’impérialisme, la dialectique…

Mao était-il un théoricien ? La question a suscité bien des débats. Quand il s’attache à écrire en marxiste, les résultats semblent bien peu probants tant ils sont marqués par la vulgate stalinienne. Il me paraît cependant difficile d’en faire un grand stratège, mais dont la pensée serait sans profondeur aucune. Mao pense, et pense le long terme, mais « n’affine » pas les concepts du matérialisme historique. Par ailleurs, l’écrit « théorique » échappe rarement aux préoccupations tactiques du moment.

D’un point de vue conceptuel, les études de Mao des années 20 sur les classes sociales en Chine apparaissent rudimentaires. Il perçoit cependant mieux la dynamique potentielle des conflits au sein du monde rural que des théoriciens marxistes chinois de premier plan, à la vision encore très « urbaine ». Cette « intelligence » de la question paysanne a évidemment été décisive pour l’avenir. En revanche, ses écrits sur la Nouvelle Démocratie présentent de façon très formaliste l’enchainement des étapes censées rythmer le processus révolutionnaire après la conquête du pouvoir. Qui veut apprendre de la révolution chinoise gagnera à étudier le cours réel des luttes de classes après 1949, plutôt que de s’en tenir à la théorie officielle.

Les crises font apparaître des réalités sous-jacentes, les contradictions à l’œuvre dans une société. La Chine moderne constitue ainsi un extraordinaire laboratoire historique dont il reste beaucoup à apprendre ; bien plus que ce qui a été brièvement évoqué ici. Comment une dynamique de révolution permanente s’incarne concrètement ? La complexité des rapports entre des partis et leurs bases sociales. Ce qui a permis au PCC de longtemps fonctionner efficacement (le rôle de l’expérimentation, des conférences de cadres, sa trempe militante…) ou a favorisé le bureaucratisme, les privilèges et le culte de la personnalité…

L’échec final du Grand Bond en Avant ne doit pas faire oublier que la direction maoïste tentait initialement de répondre à de vrais problèmes – comment assurer, par exemple, le développement des régions intérieures de façon à éviter un exode rural massif vers les grandes métropoles côtières ? Ou comment concevoir les communes populaires non seulement comme des unités de production, mais aussi comme le cadre au sein duquel des services collectifs peuvent être assurés ? De même, malgré le chaos tragique dans lequel elle a sombré, on ne peut réduire la Révolution culturelle à de simples luttes d’appareil, à une manipulation des masses. La « RévoCul » dans la « ChinePop » n’a pas été qu’une scène de théâtre mensongère. Si le chaos a été si grand, si les mobilisations ont échappé à tout contrôle, c’est bien que des contradictions sociales réellement existantes se sont exprimées avec forces. L’histoire des « mouvements révolutionnaires » de 1966-1968 mérite toujours d’être étudiée.

La façon dont le pouvoir a réussi à contourner les résistances sociales pour se débarrasser de tout l’héritage révolutionnaire est, elle aussi, fort intéressante. Les paysans, à l’époque de Mao, ne pouvaient se déplacer librement : pour aller habiter en ville, il leur fallait un permis. Cela a bloqué l’exode rural, ce qui était l’objectif officiel de cette politique : éviter un gigantesque déplacement de population vers les régions côtières et les centres urbains. Mais cet exode rural s’est ultérieurement amorcé, illégalement, si bien qu’une masse de « migrants de l’intérieur », sans papiers donc sans droits, s’est formée. Grâce à son existence, le régime a pu pousser en dehors de la production la classe ouvrière des entreprises d’Etat, dont il n’arrivait pas à briser la sourde résistance aux réformes : il a utilisé à cette fin, notamment dans les nouvelles zones industrielles, la main-d’œuvre « migrante » chinoise. On connaît en Europe ce processus piloté de substitution quand, dans le secteur public, des salariés au statut de fonctionnaire sont progressivement replacés par d’autres au statut privé ou précaire. Mais en Chine, la substitution s’est faire à l’échelle d’une section de classe entière !

L’émergence de la Chine comme puissance capitaliste doit effectivement beaucoup au succès antérieur de la révolution maoïste : libération du pays de la domination impérialiste, industrialisation, création de savoir-faire et de technologies indépendantes, éducation massive et modernisation de la société… Le maoïsme défait, la nouvelle bourgeoisie chinoise a pris le relais. Après l’avoir maudit, elle peut remercier Mao…

Les grandes révolutions du XXe siècle ont perdu leur dynamisme sous la pression impérialiste, rongées aussi de l’intérieur par le cancer bureaucratique. Elles n’en ont pas moins marqué de leur sceau l’ordre mondial. Elles ont notamment desserré l’étau impérialiste, ouvert des brèches dont profitent aujourd’hui certaines bourgeoisies issues du « tiers monde ». Mais le jeu n’est pas terminé. La mémoire des révolutions d’hier peut encore contribuer aux levées anticapitalistes de demain – même au cœur des puissances émergentes.


Notes

[1] La répétition des mots « apprendre » » ou « étudier », suivant les traductions, ponctue de nombreux textes ou discours de Lénine. Cette injonction, mainte fois citée, semble une « synthèse » de ces diverses passages.


Voir ci-dessus