A l’ordre du jour : la relance… de la destruction sociale et écologique !
Par Daniel Tanuro le Jeudi, 24 Mai 2012 PDF Imprimer Envoyer

La croissance a refait surface dans le discours politique. La Confédération Européenne des Syndicats (CES) la réclame depuis plusieurs années. François Hollande en a fait un thème majeur de sa campagne électorale.  Les sociaux-démocrates la demandent dans tous les pays, notamment en Allemagne. La droite s’y met également, notamment par la bouche de Mario Draghi - le président  de la Banque Centrale Européenne - et d’Herman Van Rompuy – le Président du Conseil.  Même Angela Merkel concède du bout des lèvres que l’austérité ne suffit pas, il faut relancer la croissance…

« Dans le contexte des réformes »

La CES a tort de voir de se réjouir de ces développements (1) : c’est de relance dans le cadre de l’austérité néolibérale qu’il s’agit. Limitée par l’ampleur des déficits et soumise à la loi du profit, cette très hypothétique relance ne supprimera pas le chômage de masse, servira de prétexte à de nouvelles attaques antisociales et antidémocratiques, et aggravera la crise écologique. Plutôt que de se laisser abuser par les effets d’annonce de ce (mini) changement dans la continuité, il faut y voir un encouragement à intensifier la lutte et construire des rapports de forces en vue d’une alternative digne de ce nom: un autre modèle de développement, à la fois social et écologique, basé non sur la croissance mais sur le partage du travail et des richesses, dans le respect des limites environnementales.

« Il y a maintenant un consensus de plus en plus net sur le fait qu’il faut en faire plus pour créer de la croissance et des emplois dans le contexte des réformes budgétaires et structurelles » engagées en Europe. Cette déclaration du Président Obama au récent sommet du G8 montre clairement les limites des gesticulations sur la relance. Le fond du problème en effet est l’impasse profonde dans laquelle patauge le système capitaliste mondial. Cette impasse peut être schématisée par une formule simple : d’une part il n’est pas possible de revenir au modèle keynésien des Trente Glorieuses (étant donné la masse des dettes, cela nécessiterait une redistribution radicale des richesses) ; d’autre part le modèle néolibéral qui a permis de rétablir spectaculairement le taux de profit a déraillé en 2008 et ne peut pas être remis en route (parce que la hausse de l’endettement ne permet plus d’assurer des débouchés artificiels au capital).

Il faudrait un troisième modèle, mais il n’y en a pas, le capitalisme n’existe que sous ces deux variantes : soit la régulation, soit ce que Michel Husson a fort élégamment appelé le « pur capitalisme » (2). Dès lors, les classes dominantes, en particulier en Europe, n’ont d’autre solution que la fuite en avant néolibérale, c’est-à-dire la destruction implacable des restes de « l’Etat providence », ce qui, vu la résistance sociale, nécessite à son tour le glissement rapide vers un régime politique semi-despotique.  C’est uniquement dans la mesure où cette vaste offensive de régression sociale et démocratique livrera les résultats escomptés que des marges budgétaires seront disponibles pour la dite « politique de croissance ». C’est cela qu’Obama veut dire lorsqu’il précise que cette politique est à mener « dans le contexte des réformes budgétaires et structurelles ». Les indications données par Mario Draghi explicitent ce dont il s’agit : réforme du marché du travail, réduction du « coût salarial », flexibilité et précarité accrues, allongement de la carrière professionnelle… (3)

Des marges ? Quelles marges ?

Il serait criminel de s’y tromper : c’est la guerre qui continue. Une guerre de classe impitoyable, comme l’a reconnu le milliardaire américain Warren Buffet. Elle n’est pas près de se terminer. Vu l’énorme masse de dettes privées transformées en dettes publiques, vu la résistance à laquelle le monde du travail est acculé et vu la profonde crise du régime politique qui gagne tous les pays les uns après les autres, les marges budgétaires disponibles pour la relance ne peuvent être que très limitées.

A supposer que l’Allemagne consente (ce serait étonnant) à mutualiser les dettes à travers un mécanisme d’euro-obligations, ces eurobonds n’apporteraient guère de marge de manœuvre, car ils renchériraient les coûts de financement des pays « sains » du Nord de l’Europe autant qu’ils allégeraient ceux des pays malades du Sud du continent. Quoi d’autre ? Laisser filer les déficits ? Lâcher la bride à l’inflation ? Les « marchés » s’y opposent, et ils ont les moyens d’imposer leurs volontés. Les « project bonds » avec lesquels la Commission Européenne veut financer des projets transeuropéens de transport, d’énergie et d’innovation ? Ils ne dégageraient que 230 milliards d’Euros. La recapitalisation de la Banque Européenne d’Investissement  (BEI) ? Elle n’est envisagée qu’à hauteur de 10 milliards €… Or, des sommes de cet ordre sont totalement insuffisantes au financement du vaste plan d’investissements publics qui pourrait contribuer à venir à bout du chômage structurel massif.

Ne pas oublier « l’autre crise »

Dans ce contexte, la gauche a tendance à oublier quelque peu la crise écologique. Vu l’urgence sociale, c’est une erreur bien compréhensible, mais il s’agit cependant d’une erreur sérieuse. Il s’agit en effet de ne pas perdre de vue que les contraintes écologiques constituent un facteur majeur et radicalement nouveau de la situation sociale. Un facteur incontournable car une stratégie sociale et économique qui n’offrirait pas en même temps une issue à la destruction environnementale confronterait immanquablement les exploité-e-s à des problèmes et des souffrances supplémentaires.

De quoi s’agit-il ? En premier lieu de l’angoissant défi climatique/énergétique. Rappelons brièvement les données qui ressortent des rapports du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC). Pour avoir 50% de chance de ne pas trop dépasser 2°C de hausse de la température de surface de la Terre, il convient de remplir simultanément les conditions suivantes :

-        Réduire de 50 à 85% les émissions mondiales de gaz à effet de serre d’ici 2050 ;

-        Entamer cette réduction au plus tard en 2015 ;

-        Réduire de 80 à 95% par rapport à 1990 les émissions absolues de gaz à effet de serre des pays développés d’ici 2050, en passant par une étape de 25 à 40% d’ici 2020 ;

-        Réduire de 15 à 30% les émissions relatives des pays en développement (par rapport aux projections « business as usual »).

Pour prendre la mesure de ce que cela implique, trois éléments doivent être pris en compte : 1°) le dioxyde de carbone est le principal gaz à effet de serre ; 2°) ce CO2 est le produit inévitable de toute combustion de combustibles carbonés, notamment des combustibles fossiles ; 3°) ces combustibles fossiles couvrent 80% des besoins énergétiques de l’humanité.

Dès lors, éviter un changement climatique irréversible (à l’échelle humaine des temps) n’est possible que par un « phasing out » accéléré du charbon, du gaz naturel et du pétrole. Cela nécessite non seulement une formidable transition mondiale vers les énergies renouvelables mais aussi une reconversion des industries pétrochimiques, puisqu’elles sont basées sur le pétrole en tant que matière première. Le potentiel technique des énergies renouvelables est amplement suffisant pour réussir cette transition énergétique, mais leur potentiel économique (c’est-à-dire leur compétitivité par rapport aux fossiles) est et restera fort probablement insuffisant pendant deux à trois décennies. De plus, la transition requiert de gigantesques investissements dans un nouveau système énergétique décentralisé, ces investissements nécessitent de l’énergie et cette énergie, en début de transition… est majoritairement  fossile, donc source d’émissions supplémentaires de gaz à effet de serre…

Relance… de la destruction écologique

Conclusion : le capitalisme vert est aussi illusoire que le capitalisme social, et la combinaison des deux relève du wishful thinking pur et simple. Vu l’impératif de la compétitivité et dans un contexte de concurrence, la relance de la croissance capitaliste n’impliquerait pas seulement une accentuation drastique de l’offensive d’austérité néolibérale et un recul concomitant des droits démocratiques, mais aussi une véritable catastrophe éco-sociale d’une ampleur telle que l’imagination peine à en cerner les contours.

Il ne s’agit pas ici de développer des eschatologies mais  de prendre au sérieux les projections d’impact réalisées sur base des modèles climatiques, en précisant que celles-ci sont inférieures à  la réalité des phénomènes observés.  Sur base des engagements actuels des gouvernements (mais seront-ils respectés ?), on peut projeter une augmentation de la température de 3,5 à 4°C dans les quatre-vingts années qui viennent, par rapport à l’ère préindustrielle. Cela fait craindre notamment une hausse d’un mètre ou plus du niveau des océans d’ici la fin du siècle, une intensification drastique des problèmes d’accès à l’eau douce (qui frappent déjà un milliard de personnes environ), une multiplication des phénomènes météorologiques extrêmes, une perte nette de la productivité agricole à l’échelle mondiale et un déclin accru de la biodiversité. Plus d’un milliard d’êtres humains seront ainsi confrontés à un durcissement de leurs conditions d’existence, et  plusieurs centaines de millions seront  menacés dans leur existence même. L’immense majorité de ces victimes seront –sont déjà – des pauvres des pays pauvres… qui ne portent pas ou peu de responsabilité dans le changement climatique.

Un autre modèle de développement

L’idée qu’une solution même partielle des problèmes sociaux et écologiques pourrait résulter d’une relance de la croissance est donc à abandonner. C’est le contraire qui est vrai. En particulier, la plaie du chômage de masse permanent – 24 millions de sans-emploi recensés dans l’UE ! - n’est nullement le produit d’un manque de croissance économique : elle résulte de la politique néolibérale qui veut que les gains de productivité sont utilisés pour grossir les profits des actionnaires, et pas pour réduire le temps de travail. Quant à la transition énergétique, elle ne découlera pas d’un mythique capitalisme vert -forcément néolibéral- mais uniquement d’un plan public volontariste d’investissements dans  l’efficience énergétique et les renouvelables. Or, dans les délais prescrits par le GIEC, un tel plan n’est pas sérieusement envisageable sans l’annulation de la dette illégitime ainsi que l’appropriation publique des secteurs de la finance et de l’énergie, par des nationalisations sans indemnité ni rachat des gros actionnaires.

Il faut donc rompre avec le néolibéralisme… mais celui-ci est le seul capitalisme réellement existant aujourd’hui. Ce qui est à l’ordre du jour, et peut donner une perspective aux luttes, c’est l’élaboration d’un modèle de développement complètement différent, à l’échelle de l’Europe. Un modèle écosocialiste. Il implique, pour rester sur l’exemple de la lutte contre le chômage,  d’oser  poser comme point de départ que la création d’emplois passe par la redistribution radicale des revenus, et pas par la croissance. Donc par un affrontement avec le capital, pas par sa « relance ».

Sur le plan environnemental, dans les pays développés, ce modèle de développement passe par le partage des richesses, pas leur augmentation.  Il faut même aller plus loin, et oser le mot « décroissance ». Certes pas au sens politico-philosophique que certains donnent à ce terme, mais au sens littéral. En effet, pour les raisons exposés ci-dessus, le « phasing out » des combustibles fossiles en deux générations n’est pas réalisable dans ces pays sans une diminution de la production matérielle et des transports, ce qui implique notamment des choix politiques tels que la suppression des productions inutiles et nuisibles, une vaste relocalisation de l’économie, le passage à une agriculture organique de proximité, etc.

C’est la combinaison de la crise écologique et de la crise sociale qui donne à la crise du capitalisme aujourd’hui  une dimension systémique, « civilisationnelle » et historique absolument sans précédent. La gauche, dans son élaboration d’alternatives, se doit d’être à la hauteur de ce défi.

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(1) Dans un communiqué du 30 avril 2012, la CES écrit, à propos de la prise de position du Président de la Banque Centrale Européenne : « « En faisant cette proposition, Mario Draghi admet le point de vue défendu de longue date par la CES : l’austérité est une voie sans issue et l’assainissement des finances publiques ne peut être réalisé qu’au travers d’une relance économique et de l’emploi.»

(2) Michel Husson, Un pur capitalisme, Ed. Page Deux, Lausanne, 2008.

«(3) Dans son communiqué cité plus haut, la CES se dit « en profond désaccord avec l’idée soutenue par la BCE de baser la croissance sur des réformes du marché du travail : des salaires en baisse et davantage de travail précaire ne produiront pas de relance économique », écrit-elle. En effet. Cependant, au lieu d’en tirer la conclusion anticapitaliste qui s’impose, la CES veut croire à la possibilité d’une relance « basée sur de bons salaires, le dialogue social et la promotion du modèle social européen ». C’est se bercer d’illusions.



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