La Crise Blanche, 10 ans après
Par La Gauche le Mercredi, 15 Novembre 2006 PDF Imprimer Envoyer

Plus personne ne conteste en Belgique que les rebondissements tragiques de "l'affaire Dutroux" ont ouvert une crise d'un type tout à fait particulier. On distingue d'emblée cinq facettes, qui se nourrissent mutuellement. 1. Une crise morale : la très grande émotion face à l'horreur des crimes de Dutroux. 2. Une crise de l'idéologie néolibérale : Dutroux comme dirigeant de PME sadique, très à l'aise dans une société régie par la course au profit. 3. Une crise du système patriarcal (hélas trop peu mise en lumière!) : la violence contre des fillettes et des jeunes filles est emblématique de la "marchandisation" et des violences faites aux femmes. 4. Une crise des institutions (en particulier de la magistrature et des corps de police) : impuissance face au crime (voire complicité avec celui-ci) et caractère de classe qui apparaît. 5. Une crise de la représentation politique : un gouffre béant entre les aspirations de la majorité sociale et les préoccupations de la caste politique (compétitivité, Maastricht, querelle communautaire).

(D’après un article rédigé pour la revue “Critique Communiste”, printemps 1997)

Une mobilisation sociale spectaculaire

La crise a provoqué une mobilisation sociale spectaculaire, qui culmina dans la semaine du 13 au 20 octobre 1996. Certains médias internationaux évoquèrent une situation pré-insurrectionnelle. Une exagération manifeste. N'empêche que des centaines de milliers de travailleurs et de jeunes partirent en grève spontanément, indépendamment de tout mot d'ordre. Pour protester contre le dessaisissement du juge Connerotte, chargé d'enquêter sur Dutroux et consorts, ils assiégèrent les palais de justice, bloquèrent des routes, affrontèrent la police et la gendarmerie. Des milliers de gens ordinaires, ni délégués syndicaux ni responsables de quelque organisation que ce soit, prirent quantité d'initiatives de tous ordres pour exprimer le mécontentement populaire. Enfin, cette "folle semaine" s'acheva par la gigantesque "marche blanche" de plus de 300.000 personnes, remarquable de dignité et d'autodiscipline alors qu'elle ne fut appelée par aucun des grands appareils syndicaux, associatifs ou politiques.

Bref, l'horreur face au sort des victimes, la révolte face aux appareils d'État, le dégoût face au pouvoir et la solidarité avec les parents courageux soulevèrent l'immense majorité de la population. Une fois en mouvement, celle-ci posa des questions fondamentales, non seulement sur le fonctionnement de la justice, mais aussi, plus largement, sur les priorités de la société. Des questions très politiques en somme.

Les partis traditionnels ignorèrent d'abord le traumatisme. Puis ils tentèrent d'utiliser le drame pour leurs querelles médiocres. C'est seulement au cours de la "folle semaine" qu'ils commencèrent à percevoir l'ampleur du tremblement de terre. Ils en furent extrêmement ébranlés, effrayés même. Ils se réfugièrent derrière le monarque, qui rétablit in extremis le dialogue avec la société par un contact avec les parents des victimes -seuls porte-parole reconnus de la mobilisation populaire.

Ces phénomènes ne sont pas totalement sans équivalent. La révolte contre le libéralisme de novembre-décembre 1995, en France, déclenchée à partir d'une grève catégorielle des cheminots, présente certaines analogies du point de vue de l'aspiration du mouvement social à globaliser les problèmes et à unifier les résistances. Les grèves belges contre le plan global, à l'automne 1993, laissèrent paraître une radicalisation "sociétale" allant bien au-delà des revendications immédiates. D'une manière générale, dans la période la plus récente, les mobilisations sociales en Europe révèlent un certain potentiel d'auto-organisation et une saine méfiance par rapport aux manœuvres de récupération politique. Du point de vue politique et institutionnel aussi, il existe des points de comparaison.

La crise de 1996 en Belgique eut pourtant des caractéristiques tout à fait particulières. Il ne s'agit pas uniquement de la cause immédiate de son déclenchement et de l'émotion très dense qui en découla. Plus largement, aucune situation récente en Europe occidentale n'eut ce caractère de crise existentielle, où "la nation" s'interroge sur son identité, son devenir et ses institutions. La crise belge évoque, même si c'est à une échelle moindre et dans un tout autre contexte, la crise en ex-Allemagne de l'Est avant la chute du mur. Comme en RDA, la population descendit massivement dans les rues pour dire: "Wir sind das Volk" ("Nous sommes le peuple"), dans une sorte de sursaut de dignité et de défi laissant le pouvoir complètement isolé.

Une crise nationale majeure

Tenter de comprendre cette crise dans sa globalité et dans sa spécificité belge : voilà le défi à relever. Il s'agit de reconstituer la genèse de l'événement à partir des caractéristiques du contexte et des possibles qu'elle porte. C'est plus difficile que d'indiquer en quoi l'événement est symbolique du monde barbare et marchand où nous vivons. Les quelques essais réalisés dans la presse furent peu convaincants, c'est le moins qu'on puisse dire.

Certains commentateurs crurent trouver un lien de cause à effet entre le délabrement économique et social de "Charleroi-la-maudite" et les crimes horribles qui y furent perpétrés. Un journaliste hollandais osa écrire que, dans cette région, on trouve un Dutroux à tous les coins de rue. Un autre, correspondant à Bruxelles d'un prestigieux quotidien parisien, ironisa sur le goût immodéré des Belges pour les manifestations d'émotion collective : de la sorte, selon lui, notre bon peuple compenserait périodiquement son penchant tout aussi excessif pour les plaisirs les plus terre à terre...

On a ainsi un exemple de chacun des deux écueils qu'il s'agit d'éviter. Celui d'un matérialisme vulgaire et superficiel, qui débouche sur la stigmatisation des pauvres (et non, pensée unique oblige, sur la dénonciation des patrons, responsables de la désertification économique). Et celui des constructions idéologiques impressionnistes, où tout s'expliquerait commodément par un mystérieux "esprit belge" -au demeurant très prosaïque. Nous ne sommes pas en présence d'une conjonction de crises parallèles: le tout est plus que la somme des parties.

Qu'est-ce que ce "tout" ? Une crise de régime ? Cette dimension est manifestement présente : les institutions qui forment le noyau dur de l'État s'entre-déchirent ouvertement. Mais il y a plus que cela: la population s'interroge sur son identité et sur son devenir. Elle a honte de "sa" classe politique et de "ses" institutions médiocres. Elle veut changer cette société profondément délabrée, injuste et non-démocratique, "aller jusqu'au bout"... de la lutte contre toutes les injustices. Elle aspire à une redéfinition de "la nation" et veut avoir son mot à dire dans ce processus. Ceux d'en-bas ne veulent plus être gouvernés comme avant. Ceux d'en-haut sont encore capables de gouverner (la crise n'est donc pas révolutionnaire), mais ils sont profondément divisés sur les changements à apporter à leur système de domination. Le concept de crise nationale est le plus approprié à la description de cette situation. L'histoire de Belgique n'en connaît qu'un précédent: la question royale, en 1950...

Pourquoi cette crise ici et à ce moment ? Répondre implique de se remémorer les caractéristiques historiques de la formation sociale belge, de son État et, plus largement, du système de domination de la bourgeoisie. Il faut voir ensuite comment ce "système belge" est entré en crise depuis une bonne vingtaine d'années. Cette démarche aboutit à la conclusion que la crise ne tombe pas du ciel.

Le “système belge”

La Belgique est un État relativement récent et artificiel, créé par les grandes puissances européennes et sans grande légitimité historico-sociale. Cet État faible est l'instrument avec lequel une classe dominante très divisée par la question nationale, sans expérience longue de centralisation gestionnaire et aux fortes traditions localistes doit affronter une classe ouvrière massive, peu politisée mais très organisée et capable de révolte violente. L'explosivité de cette situation est contenue grâce à une collaboration de classe poussée, tant sur le plan politique (coalitions avec la social-démocratie) que sur le plan économico-social (concertation sociale).

Il en découle un pragmatisme (le "compromis à la belge") qui ne laisse guère de place aux joutes politiques et aux débats idéologiques. La division du mouvement syndical et, plus largement, la division de la société civile en deux "piliers" (laïc et chrétien) sont également des facteurs de stabilisation. Enfin, la monarchie joue un rôle de clé de voûte, surtout en situation de crise.

Ces vingt-cinq dernières années, ce "système belge" est entré dans une crise de plus en plus profonde. Trois éléments se combinent :

  • le retournement de l'économie mondiale (onde longue récessive depuis le début des années soixante-dix);
  • l'internationalisation du capital (et tentative des bourgeoisies du Vieux continent d'y répondre à travers la construction européenne);
  • la montée des tensions communautaires entre Flamands et francophones (et tentative d'y répondre par la réforme de l'État).

Crise économique et identité

L'onde longue récessive a frappé l'économie belge de façon spécifique. Le point clé à cet égard est la domination parasitaire des holdings. Très puissants dans notre pays depuis les débuts du capitalisme, ces holdings se sont accommodés, après 1940-1945, d'une structure industrielle vieillie. Le conflit mondial avait fait assez peu de dégâts dans l'appareil productif. Contrairement à d'autres petites économies capitalistes (les Pays-Bas et la Suède par exemple), l'économie belge n'a donc été incitée ni à se moderniser ni à se spécialiser sur un créneau significatif. Elle s'est cantonnée dans l'exportation de produits semi-finis.

Dans la deuxième moitié des années soixante-dix, il est devenu évident que la conjoncture économique avait changé durablement. Le capital financier s'est alors retiré précipitamment de la sidérurgie, des charbonnages, du verre, de la construction et de la réparation navale. L'État a volé à la rescousse: collectivisation des pertes et amortisseurs sociaux d'abord, réduction du coût salarial et privatisations ensuite. L'ouverture aux multinationales, pratiquée depuis les années soixante, a été accélérée par une coûteuse politique de subsides et de cadeaux fiscaux aux investisseurs. Le chômage de masse qui, du fait de la structure industrielle, avait atteint la barre des 10% plus vite que dans d'autres pays, n'a pas été résorbé pour autant. Cela a introduit une menace structurelle sur l'équilibre financier de la Sécu.

La structure socio-économique du pays a donc très profondément changé en une génération. Notre thèse est que ce bouleversement a affecté la conscience nationale dans une mesure d'autant plus significative que l'identité belge était évanescente dès le départ. De ce fait aussi la composante sociale de l'identité a un poids relativement important, concrétisé par l'attachement à la Sécu. La régression sociale sape donc l'identité nationale.

Démocratie et citoyenneté

Quoique la crise existentielle ait pour fondement l'évolution économique, elle se présente avant tout comme une crise de la fausse démocratie bourgeoise. Cet aspect politique ("superstructurel") a une certaine autonomie par rapport à "l'infrastructure". Tous les pays capitalistes développés connaissent une crise de la représentation politique. Cela suscite des exigences en matière de citoyenneté. Mais la crise de la représentation politique prend en Belgique des formes spécifiques. Ce pays a connu trois grèves générales pour le suffrage universel (ceci aussi exprime le poids de la "composante sociale" dans l'identité nationale.)

Aujourd'hui les gens voient que leur vote ne pèse guère ni sur les partis ni sur les vrais centres de pouvoir. Que les choix politiques sont tranchés ailleurs que dans les urnes. Ils incriminent les piliers, les querelles communautaires, le clientélisme et le pragmatisme. Poujadisme, disent certains. C'est un peu court: ces mécanismes sont aussi les écrans spécifiquement belges qui permettent à la minorité sociale capitaliste de conserver une majorité politique.

Dutroux révélateur

Si on fait un retour en arrière, on constate que tous les grands événements qui ont choqué l'opinion publique ces quinze dernières années sont peu ou prou imprégnés de l'interrogation existentielle sur la Belgique. C'est évident pour les funérailles de Baudouin, pour le drame du Heysel (catastrophe dans un stade de football, ouvrant une crise gouvernementale, en 1985), pour les tueries du Brabant (28 assassinats mystérieux dans des grandes surfaces, dans les années quatre-vingt), mais cela vaut aussi pour l'angoisse face au chômage massif et aux coupes dans la Sécu. Il n'est pas étonnant dès lors que tout cela revienne dans le débat.

La Belgique était grosse d'une crise de ce genre. Les meurtres de Dutroux et l'impuissance des institutions face à ceux-ci ont lié entre eux tous les éléments. Cela semble incroyable à certains, c'est inattendu pour tout le monde. Mais l'explication est simple (c'est pourquoi on passe à côté): la question du sort des enfants condense les interrogations et les craintes sur l'avenir alimentées par la dégradation constante des conditions d'existence (on l'avait déjà vu dans le conflit de l'enseignement). La société montre ainsi sa volonté d'en revenir à l'essentiel, à l'humain.

Dans la conscience des larges masses, le sort infligé aux fillettes est devenu révélateur de la barbarie qui menace et du déphasage de tout ce qui est institutionnalisé face aux vrais problèmes. Des centaines de milliers de gens en ont tiré la conclusion pratique qu'ils devaient se mobiliser pour montrer leur refus de cette société et de ce système politique. Ils ont été encouragés dans cette voie par les parents des victimes. Propulsés malgré eux au rang de héros populaires, ceux-ci ont prouvé que des gens ordinaires peuvent commencer à résoudre des casse-têtes compliqués. Leurs armes sont toute simples: mobilisation sociale, émotion et parler vrai. Mais terriblement efficaces: trois cent mille personnes -Flamands, Wallons et Immigrés- l'ont montré en marchant le 20 octobre 1996 à Bruxelles.

La crise belge de l'automne 1996 a de toutes manières une portée plus large. Elle révèle des tendances de fond du mouvement social. A travers la mobilisation massive, c'est l'Europe de Maastricht et sa politique monétariste qui sont remises en cause. A travers la colère contre la magistrature, c'est l'ensemble de la machinerie étatique qui est montrée du doigt comme bureaucratie froide, hautaine, opaque, au service des puissants.

De tels enjeux ne pouvaient que jeter une lumière crue sur la dégénérescence de la gauche traditionnelle, incapable de se hisser à la hauteur de la crise nationale. Mais, au-delà de ces appareils cogestionnaires du système, l'ensemble des milieux démocratiques et progressistes ont été traversés de débats passionnés sur l'attitude à prendre face au mouvement. Souvent l'accessoire a pris le pas sur l'essentiel, des dangers réels ou chimériques ont servi à justifier la passivité. Comme lors du mouvement social de 1995 en France, toute une fraction de la gauche intellectuelle a dénoncé l'irrationalité des masses et choisi le camp de "l'état de droit", au nom de la menace d'extrême droite. Les Verts ont très correctement estimé que la crise était salutaire mais ils n'ont guère fait le lien avec un programme économique et social pourtant indispensable pour donner tout son sens au combat pour la citoyenneté (la réduction du temps de travail, p.ex).

Les marxistes-révolutionnaires sont confrontés à l'obligation de faire preuve d'inventivité et de créativité à partir de leur conviction forte que les défis majeurs auxquels l'humanité est confrontée ne trouveront d'issue positive que si la majorité sociale a l'insolence citoyenne de se mêler de ce qui ne les concerne pas: la justice par exemple, mais aussi l'économie et la politique.

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