Retour sur les émeutes: la voix des sans pouvoir. La révolte logique
Par Neil Faulkner, John Brown le Mercredi, 17 Août 2011 PDF Imprimer Envoyer

«Loi de la populace», «destructions gratuites», «brutalités stupides», «pure criminalité». Les médias, les politiciens et la police disent toujours la même chose au sujet des émeutes urbaines. En l’absence d’organisation politique, les émeutes peuvent en effet échapper à tout contrôle et absorber des gens ordinaires. Mais ce qui ne change pas est le fait que les émeutes prennent racine dans le terreau de l’oppression sociale. Les criminels peuvent tirer avantage des émeutes, ils n’en sont pas la cause. Les criminels travaillent en secret, non comme des armées de combattants des rues.

Les émeutes ont été une caractéristique de la société capitaliste depuis son émergence. En fait, elles remontent à beaucoup plus loin, dans des formes antérieures de la société de classes. Les émeutes urbaines modernes représentent la poursuite d’une ancienne tradition, «précapitaliste», de contestations populaires (voir à ce sujet l’article de John Rees et Lindsey German: Une brève histoire des émeutes londoniennes).

Des émeutes de masse ont éclaté lors de manifestations contre le chômage au centre de Londres dans les années 1880 et 1930; une vague d’émeutes a balayé les quartiers déshérités de Grande-Bretagne en 1981; la révolte contre la poll tax [1] a vu des émeutes devant les mairies ainsi qu’une émeute de masse dans le West End of London en 1989.

Les événements à Tottenham, Hackney, Croydon, Birmingham, Manchester et dans une douzaine d’autres zones urbaines durant les derniers jours ne sont pas une sinistre éruption d’un sous-prolétariat de criminels équipés de BlackBerry bougeant d’un point chaud à l’autre. Ils sont des explosions de colère contre les vies gâchées par la pauvreté. La longue histoire des émeutes prouve que leur organisation ne dépend pas des réseaux sociaux électroniques. En outre, la grande majorité des émeutiers dans les rues de chaque quartier sont des jeunes du coin.

«Nique la police»

De plus, il est clair que la police est la première cible. «La morale de l’histoire c’est ‘Nique la police’», disait l’un des jeunes de Tottenham interrogé par un journaliste au sujet des émeutes. Des centaines de jeunes de la cité Pembury d’Hackney étaient impatients de se battre avec la police. Un homme a été vu sprayant en rouge «Fuck Da Police» sur un mur. Un autre criait: «Viens nous chercher, mec», alors qu’il lançait une bouteille. «On ne va nulle part, déclarait un troisième, c’est notre cité.» Un quatrième expliquait: «J’ai eu envie de nous voir faire cela à la police depuis des années.» La haine de la police grondant dans les cités populaires délabrées, surtout parmi les jeunes Noirs, est restée largement invisible pour les politiciens et les médias traditionnels. Toutefois, c’est une chose assez aisée à comprendre pour quiconque est intéressé à le découvrir.

Le chômage des jeunes en Grande-Bretagne se situe actuellement à hauteur de 20%. A Londres, il est proche de 25%. Parmi les jeunes Afro-Caribéens, la proportion est beaucoup plus élevée: à peine la moitié dispose d’un emploi.

Les crises capitalistes fonctionnent toujours ainsi. Ceux qui ont un travail s’y agrippent s’ils le peuvent. Les jeunes travailleurs arrivant sur le marché du travail pour la première fois font face à de plus sombres perspectives pour en trouver un. Et parmi eux, à cause des désavantages et de la discrimination d’origine raciale, les jeunes Noirs font face aux obstacles les plus sévères.

Les coupes du gouvernement conservateur-libéral-démocrate

A cause de cela, même ceux qui disposent d’un gagne-pain sont très vraisemblablement cantonnés dans des emplois à bas salaires et sans avenir: c’est tout ce qu’ils peuvent obtenir. Au même moment, les opportunités éducatives sont fermées par l’abolition, en janvier 2011, de l’EMA (Education Maintenance Grant: système de bourses pour les études) et par l’envol des frais d’inscription universitaires à 9000 livres sterling par année [11'250 CHF]. Avec des loyers et des prix des maisons qui atteignent des niveaux record, tout espoir de quitter des maisons familiales surpeuplées et s’installer de manière indépendante apparaît comme une lointaine perspective pour de nombreux jeunes.

Dans le même temps, les municipalités mettent en œuvre de massives coupes budgétaires. Haringey (dont Tottenham fait partie) vient juste d’accepter une réduction de 84 millions de livres sterling sur un budget de 273 millions. Cette réduction inclut des coupes de 75% dans son Service à la jeunesse, ainsi que la fermeture de 8 centres de jeunes sur 13.

Tout cela va encore s’aggraver. Le programme de coupes budgétaires et de privatisations du gouvernement de coalition conservateurs-libéraux démocrates n’a fait que commencer. Et, avec un système financier mondialisé proche d’un second crash et d’une récession à double creux (en W), beaucoup d’économistes parlent de deux décennies d’austérité avant que la gueule de bois provoquée par la dette ne passe.

Avec de bonnes raisons, «Fuck Cameron» a été sprayé sur au moins un mur de la zone d’émeutes. Les émeutes ne sont pas «apolitiques». Elles peuvent être spontanées, chaotiques, et sans direction; elles peuvent se centrer sur un combat avec la police, brisant des vitres, et pillant des magasins; mais cela ne signifie pas qu’elles ne sont pas alimentées par un profond sentiment d’injustice.

L’atmosphère anticapitaliste de la dernière décennie a pénétré les pores de la classe ouvrière britannique. Le fait que les banquiers s’attribuent des augmentations de salaire de 20% et des millions de livres sterling de bonus sur l’argent des contribuables [c’est-à-dire en prenant en compte le renflouement public de plusieurs banques] a rendu les émeutes plus probables. Des politiciens tripotant leurs dépenses [allusion aux déclarations truquées des dépenses des parlementaires et qui leur étaient remboursées] et des policiers recevant des pots-de-vin de journalistes de tabloïds [référence aux méthodes propres, entre autres, à la presse du groupe de Rupert Murdoch] ont rendu les émeutes plus probables. Une société gangrenée par une grotesque et croissante inégalité a rendu les émeutes plus probables.

Dans les profondeurs de la société, la plupart du temps cachées des regards, dans des millions de maisons au sein de mornes cités, s’accumulent les frustrations, l’aliénation et un amer ressentiment. Une expression crue et avancée de ce mécontentement se trouve dans les rapports entre la jeunesse et la police.

Leur système, leur crise, leur police

Le rôle de la police dans une société capitaliste est de protéger la propriété et de maintenir l’ordre pour que l’exploitation et l’accumulation du capital puissent se faire sans encombre. La police intervient en masse pour contenir la résistance collective de la classe ouvrière, et habituellement pour supprimer les petits crimes et troubles quotidiens dans les quartiers populaires.

Il est inhérent au rôle de la police qu’elle se concentre contre les parties les plus opprimées de la classe ouvrière, pour la simple raison que les plus pauvres sont ceux qui sont les plus susceptibles d’être conduits à commettre des désordres et des délits mineurs.

Voici la racine de l’actuelle panique à propos de la «culture de gang» et des «crimes au couteau» [la perception «publique» que ce type de violence est en croissance n’est pas confirmé par la statistique de la police – voir le quotidien The Guardian du 4 août 2011].  Il n’y a pas de tentatives sérieuses d’analyser les conditions sociales qui favorisent ces problèmes, et certainement aucune volonté politique de fournir des solutions réelles. Au lieu de cela, les peurs d’un «sous-prolétariat» dangereux sont mobilisées pour appuyer la répression policière des jeunes Noirs vivant dans les cités délabrées.

Le harcèlement policier des jeunes de la classe ouvrière, particulièrement s’ils sont Noirs, est une routine. Le militant noir de longue date Darcus Howe [originaire de Trinidad] indique que son petit-fils de 15 ans ne peut pas compter le nombre de fois où il a été interpellé et fouillé. A Haringey, deux tiers des personnes interpellées ont moins de 25 ans, il y a trois fois plus de probabilités que cela vous arrive si vous êtes Noir.

Un jeune travailleur d’Hackney, parcourant mardi [9 août] les lieux ayant subi des dégradations, parlait des harcèlements permanents et des  «officiers de police sautant de leurs camionnettes, appelant des jeunes de 18 ans « salopes et nègres». «C’est sacrément difficile pour ces gosses», a-t-il continué. « Il n’y a rien à faire. Les taxes universitaires ont augmenté. L’éducation coûte cher. Et il n’y a pas d’emplois. Cela revient de leur part à l’envoi d’un message.»

Les émeutes sont l’explosion d’un mécontentement socio-économique. Mais elles nécessitent un déclencheur. Encore et toujours, le déclencheur est fourni par la police. Souvent, il s’agit d’un assassinat policier ou de quelque chose de semblable. C’est la mort de Cynthia Jarrett qui déclencha l’émeute du quartier de Broadwater Farm à Tottenham en 1985 [2], et c’est lorsque Mark Duggan fut abattu que se déclencha l’émeute de Tottenham le week-end dernier [le 4 août lors d’une interception policière]. Derrière le déclencheur immédiat, il y a des années d’expériences de la corruption, du racisme et de la violence policière.

Une libération chaotique des tensions sociales

Dès que les émeutes commencent, il y a une énorme libération de la tension accumulée. Les émeutes semblent amusantes: c’est exaltant et cathartique. Les vies monotones sont subitement pleines d’excitation et de spectacles. Habituellement, il y a de l’impuissance face aux intimidations, arnaques et frustrations de la vie quotidienne. Mais dans une émeute, celle-ci est remplacée par un sentiment de solidarité, de communauté et de force collective. Le contrôle temporaire des rues peut être vécu comme un moment grisant de libération.

Ce contrôle fournit une occasion rare de se saisir de ce qui est habituellement inaccessible. Les entreprises visées par les émeutiers se lisent comme un appel nominal du capital néolibéral du secteur de la vente: McDonald’s et Starbucks; JD Sports [magasin de vêtements de sport] et LA Fitness; Comet [entreprise vendant des appareils électroniques, de l’ordinateur portable au congélateur] et PC World [détaillant d’ordinateurs]; Currys [entreprise également spécialisée dans l’électronique et l’électroménager], Sony et Carphone Warehouse [détaillant de téléphones portables, connu en dehors de Grande-Bretagne sous le nom de The Phone House]. L’émeute était une chance pour les pauvres d’accéder eux-mêmes aux iPod, ordinateurs portables, TV à écran plat, vêtements et chaussures à la mode qu’ils sont quotidiennement invités à acheter, mais qu’ils ne peuvent acquérir.

D’une autre manière, l’émeute est également une sorte de reconnaissance de «pouvoir». Lorsque la classe dominante perd le contrôle de ses cœurs urbains – lorsqu’il y a des combats, des pillages et des incendies dans les rues – la peur croît et l’on obtient de l’attention.

C’est pourquoi les politiciens rentrent en jet de leurs luxueuses vacances [allusion au retour précipité, dans un avion de l’armée, du premier ministre Cameron depuis sa villa, en Toscane] pour diriger des sommets sur l’ordre public et animer des conférences de presse. Cela explique aussi pourquoi Scotland Yard a présenté des excuses tardives à la famille Duggan. Attendez-vous plus à de tels gestes et à d’éventuelles critiques de la police et, peut-être, à une révision marginale de la gestion de la misère sociale et des programmes de coupes budgétaires.

D’autre part – dépendant en grande partie de comment tournera le débat public – l’Etat est capable d’utiliser les émeutes pour justifier l’usage des canons à eau, des balles en caoutchouc, des condamnations sévères et une surveillance accrue des cités populaires. [C’est ce qui se produit avec les décisions de Cameron – dont la politique est, sur l’essentiel, appuyée par le New Labour de Ed Miliband. Cameron a fait appel à l’expertise d’un policier des Etats-Unis, William Bratton, grand spécialiste de la «tolérance zéro» à New York, Los Angeles et Boston. Il est actuellement à la tête d’une société privée dite de sécurité, Kroll.]

Les émeutes peuvent être à double tranchant, et les réactions à celles-ci peuvent aller dans différentes directions.

Elle monte comme une fusée et chute comme un bâton

Comme forme de résistance populaire, l’émeute a de strictes limites et de grands dangers. Parce qu’elle n’est pas basée sur l’organisation politique, elle est toujours éphémère. Une émeute monte comme une fusée et tombe comme un bâton. Elle émet un avertissement et gagne un peu d’espace, mais chaque gain n’est que momentané s’il n’y a rien de plus.

Pire, parce que l’émeute n’est puissante qu’autant qu’elle dure et parce que les émeutiers se dispersent vers leurs maisons lorsqu’elle est terminée, elle laisse la police libre de se venger. L’Etat est trop puissant pour être défait par des combattants de rues locaux. Il est difficile de reprendre le contrôle des rues après une émeute. Lorsque cela se fait, de nouvelles arrestations de masse et une longue succession de procès spectacles peuvent en être le résultat.

Depuis la révolte étudiante de la fin de l’année dernière [contre la hausse des frais d’inscription], la militarisation de la police et la criminalisation des protestations ont gagné du terrain. Un actuel et réel danger, en train de se concrétiser, est que les émeutiers seront pourchassés, arrêtés et, dans de nombreux cas, coffrés pour de longues périodes. Le carillon de la rhétorique de la «loi et de l’ordre» par lequel nos gouvernants cherchent à expliquer les émeutes va sonner, niant tout contenu social et toute signification politique à celles-ci.

Les émeutes elles-mêmes se prêtent à une telle interprétation. Parce qu’elles sont spontanées, imprévues et sans direction, elles peuvent rapidement perdre toute «orientation» et devenir indiscriminées. Cela est clairement arrivé. Beaucoup de petites boutiques ont été saccagées. Elles étaient souvent possédées par des propriétaires issus de minorités ethniques. Souvent, elles étaient possédées par des personnes qui affichaient des posters contre la guerre et mettaient à disposition des tracts contre les coupes budgétaires.

Les gangs criminels peuvent utiliser les émeutes pour des pillages à leur profit. Cela, aussi, est sans aucun doute arrivé. Encore une fois, les petits vendeurs souffrent autant que la grande distribution. Les incendies peuvent brûler autant les petites entreprises que les maisons de la classe ouvrière. Et, dans le chaos d’une émeute, des passants innocents peuvent être battus et même, ainsi que nous venons de l’apprendre, tués.

Parce que les émeutes peuvent entraîner des attaques indiscriminées contre des cibles communautaires locales, elles peuvent rapidement dégénérer en conflits sectaires et par l’apparition de groupes de surveillance des quartiers. Dans la nuit de lundi [8 août], la police a transformé une partie d’Hackney en une «zone libre» et a permis que le saccage de petits magasins puisse avoir lieu. Un groupe d’une centaine de Turcs et Kurdes ont rapporté s’être armés eux-mêmes en autodéfense contre les émeutiers. Les émeutes créent la possibilité de divisions au sein des communautés de la classe ouvrière, d’une audience élargie pour la rhétorique de la «loi et de l’ordre» soutenant des mesures de répression policières dures.

Les émeutes et la gauche

Ces dangers imposent de sérieuses responsabilités à la gauche. Nous avons trois choses à faire.

• Premièrement, nous devons expliquer la nature de classe des émeutes – le fait qu’elles trouvent racine dans le chômage, la pauvreté, l’oppression et qu’elles sont déclenchées par la corruption, le racisme et la violence de la police. Une dispute fait rage à travers la Grande-Bretagne, particulièrement dans les zones d’émeutes, et peut-être surtout parmi les populations locales impliquées dans les «nettoyages». La discussion oscille souvent de façon subtile entre ceux dénonçant les émeutiers comme des hooligans et ceux parlant de la pauvreté et des harcèlements policiers. Assez souvent, une même personne déplore la dévastation, mais dans la phrase suivante dit, comme cette jeune femme à Hackney: «Mais c’est peut-être aussi un cri demandant de l’aide. Les gens font cela pour être remarqués, parce qu’il y a un problème.» Nous devons donc insister sur les causes réelles.

• Deuxièmement, nous devons lier les problèmes de la pauvreté et du maintien de l’ordre avec l’ample crise du système dans lequel ils prennent place. L’expérience du chômage par les jeunes Noirs et de la police raciste, paramilitarisée de façon croissante, ne peut être séparée de la crise financière, de la profonde récession mondiale ainsi que de la corruption politique de l’élite néolibérale.

• Troisièmement, afin de prévenir le «diviser pour mieux régner», pour s’assurer que les communautés de la classe ouvrière ne se tournent pas l’une contre l’autre, nous devons transformer la colère et l’aliénation en une résistance de masse unie. Cela demande de l’organisation. Les émeutes sont la voix des sans-pouvoir. Mais, par rapport à la puissance de l’Etat et du grand capital, elles sont un tromblon contre un char d’assaut.

En outre, en raison de leur caractère imprévisible, elles peuvent se retourner contre les personnes ordinaires, les communautés locales et contre les émeutiers eux-mêmes. La contestation populaire tend à prendre la forme d’une émeute lorsqu’elle n’en a pas d’autre. Comme aujourd’hui. Les syndicats sont très affaiblis, le taux de grèves est très bas, les directions syndicales officielles sont enchaînées par des lois antisyndicales qu’elles ne sont pas près de briser. Le Parti travailliste a été évidé par le néolibéralisme et il est devenu un représentant sans vergogne des riches et du grand capital. Cela crée un vide politique de notre côté. Les émeutes – pour ce qui s’avérera un bref instant – l’ont rempli.

Nous avons besoin d’un mouvement de masse pour unir l’ensemble des résistances au régime conservateur–libéral-démocrate et à ses programmes de coupes budgétaires et de privatisations. Nous avons besoin d’un cadre qui unisse toutes les luttes et donne une direction ainsi qu’un but à chaque acte de révolte venant d’en bas. Les émeutes ouvrent quelquefois la voie à quelque chose de plus grand et de meilleur. Beaucoup de ceux qui participèrent aux grèves dans le centre de Londres en 1886 et 1887 ont été impliqués dans la vague de «nouveau syndicalisme» qui a balayé l’East End en 1889. Les émeutes de 1981 ont été suivies par quelqus-unes des plus grandes batailles de l’histoire de la classe ouvrière britannique au XXe siècle, et si elles furent défaites, la décennie s’est achevée par une victoire spectaculaire lors de la révolte contre la Poll Tax – celle qui a renversé un impôt local régressif et conduit directement à la chute du premier ministre conservateur, Margaret Thatcher. Les émeutes représentent la voix des opprimés, mais nous devons prendre garde à leurs limites ainsi qu’à leurs dangers. Nous devons chercher à exploiter la colère et l’aliénation qu’elles représentent dans un large mouvement de classe contre la crise et l’austérité. La Coalition of Resistance [3] semble actuellement offrir l’instrument le plus prometteur pour y parvenir.

Neil Faulkner

Cet article a été publié le 11 août 2011 sous le titre « Riots: the voice of the powerless » sur le site britannique Counterfire : http://www.counterfire.org/ Traduction : www.alencontre.org

[1] La poll tax est un impôt forfaitaire par tête taxant les foyers et non les individus, et ce indépendamment des revenus et du capital éventuellement possédé. Cette disposition était donc très inégalitaire. C’est le gouvernement de Margaret Thatcher qui tenta de le mettre en application en 1990. Il fut abandonné à la suite d’émeutes.

[2] Le 5 octobre 1985, alors que la police tentait d’arrêter un jeune Afro-Caribéen à son domicile, sa mère, âgée de 49 ans, fut tuée alors qu’elle tentait de s’y opposer. Le lendemain, une émeute éclata durant laquelle un policier fut tué.

[3] Large coalition sociale, syndicale et politique qui s’est constituée en fin 2010 et a complété sa plate-forme contre le programme d’austérité de Cameron en 2011 – voir son site : http://www.coalitionofresistance.org.uk . Le 1er octobre 2011, elle organise la mobilisation, dans le cadre européen, contre les politiques d’austérité.


La révolte logique

Par John Brown

« Nous massacrerons les révoltes logiques » (Arthur Rimbaud)

1. L’imagination, disait Spinoza, fonctionne comme un ensemble de conclusions séparées de leurs prémisses. C’est par un imaginaire exquis, autrement dit idéologique, que les médias ont présenté les peu surprenantes révoltes qui se sont déroulées ces derniers jours en Angleterre.

Si on se forçait à regarder les événements au travers des chaînes de télévision, la question idiote la plus entendue était : « quel est l’état d’esprit maintenant à Londres ? ». La réponse logique était : « crainte et inquiétude » mais, en aucun cas, les journalistes ne posaient la question de savoir ce qui se passait et pourquoi. Avec cette logique implacable, que partage la géométrie avec l’imagination et le délire idéologique, on associait les images des jeunes pilleurs à capuches, noirs et blancs, avec la vieille peur des « classes dangereuses », cette hydre aux multiples têtes magistralement décrite dans le livre de Peter Linebaugh et Marcus Rediker. (1)

Les pauvres étaient ainsi le côté obscur et nécessaire d’une société qui se présentait comme libre et prospère. Ce côté obscur a commencé à bouger sous les pieds des bien-pensants et à perturber leur équilibre. Ce qui se passait ne pouvait s’expliquer que par le « manque d’intégration » des différentes communautés de « couleur », dans une sorte de réappropriation de la figure du terrible « Caliban » shakespearien (2). Mais ce nouveau Caliban, dans les nombreux individus qui l’incarnaient, était souvent de « couleur blanche » et avait participé aux révoltes étudiantes massives contre le saccage de l’enseignement public provoqué par le gouvernement de Cameron.

Pour ce dernier, tout comme pour les différentes forces de la droite britannique ou internationale, il s’agit d’une affaire « criminelle », de la délinquance qu’il faut combattre avec les moyens les plus rigoureux, en remplissant encore plus ces authentiques dispositifs du nouvel apartheid que sont les prisons. En réalité, la vague de pillages et d’affrontements avec la police de ces derniers jours n’est rien d’autre que l’envers de la violence structurelle que produit à la fois la pauvreté et la « dangerosité » des pauvres.

2. Le Royaume-Uni, avec le Chili de Pinochet et les Etats-Unis de Ronald Reagan, fut l’un des premiers pays où s’appliqua la contre-révolution néolibérale. Elle fut imposée, comme on le sait, par le déploiement de formes plus ou moins intenses de violence d’Etat contre les travailleurs et leurs droits. L’exemple le plus spectaculaire et sanguinaire fut, sans aucun doute, celui du Chili du dictateur Augusto Pinochet Ugarte, dont le bilan s’est soldé par des milliers de personnes assassinées par l’armée et la police et des centaines de milliers d’exilés. Le meilleur symbole de la fraternité entre les différents processus néolibéraux fut « l’émouvante » rencontre entre Margaret Thatcher et Augusto Pinochet dans le Surrey, autour d’une tasse de thé qui scella définitivement leur amitié à un moment difficile pour le vieux général.

Les autres contre-révolutions néolibérales ne furent pas pour autant plus « douces » ; il suffit de rappeler les opérations paramilitaires de la police britannique dans le conflit des mineurs (en 1984, Ndt) ou les interventions brutales des différents Etats du centre et de la périphérie impérialiste contre les droits des syndicats et des travailleurs en général.

Les épisodes initiaux de violence qui ont fondé l’ordre actuel formaient partie d’une stratégie cohérente de limitation – quand il ne s’agissait pas de pure liquidation – de la démocratie dans des pays capitalistes où les conquêtes sociales du mouvement ouvrier – unies à la nouvelle force incarnée par les pays du « tiers monde » - mettaient en péril le taux de profit du capital. Cette stratégie est décrite dans le célèbre texte de la Commission Trilatérale (3) éloquemment intitulé « La crise de la démocratie », où  Samuel Huntington – le même du « choc des civilisations » – soutenait que « Le fonctionnement efficace d’un système politique démocratique requiert un degré déterminé d’apathie et de non participation de la part de certains individus et groupes ».  Nous savons de quelle manière on obtint cette « apathie » et cette « non participation » au Chili et dans le reste de l’Amérique latine. Aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et dans les autres pays du centre capitaliste, les méthodes furent sans doute plus subtiles, mais le résultat fut le même.

3. Depuis les années 1970, l’histoire du néolibéralisme n’est autre que celle de l’exclusion systématique des classes populaires de toute décision politique effective. C’est, en conséquence, l’histoire de la « crise de la gauche », affaiblie par son incapacité de médiation effective en faveur des intérêts des travailleurs dans le nouveau cadre social et économique post-fordiste.

Cette exclusion a pris les deux formes décrites et préconisées par Huntington: l’apathie et la marginalisation. L’apathie a surtout touché les « classes moyennes », qui ont cessé de s’identifier avec les conquêtes sociales de l’après-guerre et – comme les y incitaient les idéologues néolibéraux – ont placé le cœur de la « démocratie » dans le marché. Pour les autres groupes, on appliqua des mesures d’exclusion. Ces dernières ont touché de manière privilégiée les enfants des ouvriers, dont les perspectives professionnelles se sont faites sans cesse plus précaires, ainsi que les immigrés, dont les possibilités « d’ascension sociale » par le travail dans leur société d’accueil furent liquidées par la suppression des mesures de protection sociale et d’insertion.

La combinaison de ces politiques permit d’atteindre l’objectif de réduire de manière effective la valeur de la force du travail, en augmentant l’offre de marchandises à des prix de plus en plus réduits, et divisa les classes ouvrières entre les « apathiques » et les « marginalisés ». Les apathiques furent représentés par une gauche « social-démocrate » et « euro-communiste », ainsi que par des syndicats intégrés au nouveau régime. Les marginalisés furent l’objet de mesures d’exclusion et de contrôle sans cesse plus rigoureuses.

Dans la société britannique, mais aussi dans d’autres pays tels que la France, les marginalisés s’assimilent dans une grande mesure aux immigrés. Ces personnes, provenant des anciennes colonies, sont l’objet, depuis le blocage des possibilités « d’ascension sociale » dans les années 1970, d’une authentique politique de marginalisation coloniale à l’intérieur des métropoles impérialistes elles-mêmes : concentration dans des ghettos urbains ou des cités-dortoirs, contrôle policier permanent, humiliations racistes permanentes de la part de l’Etat, etc.

La division entre travailleurs organisés, représentés, avec des contrats stables et les - sans cesse plus nombreux - travailleurs précaires s’est ainsi articulée avec une « frontière ethnique » dont la gestion repose sur la riche expérience de contrôle et de répression des « indigènes » acquise en outre-mer par les vieilles puissances coloniales européennes. Africains, Arabes, Indiens, Antillais et autres groupes d’immigrés des colonies obtenaient ainsi dans la métropole un traitement similaire à celui de leurs pères dans les pays colonisés. L’espace colonial a été transféré avec eux dans les métropoles et englobe aujourd’hui une couche croissante de précaires « blancs ». Comme l’affirmait à la BBC un historien britannique populaire et un peu réactionnaire ; « les blancs sont devenus noirs ».

4. La « paix » néolibérale est parvenue, malgré tout, à se maintenir grâce à la substitution partielle de l’Etat-Providence géré par les dépenses publiques par une forme supplétive d’Etat-Providence alimenté par la rente financière et le crédit facile. Le secteur « apathique » de la classe ouvrière, tout comme l’ensemble de la « classe moyenne », fut initialement le principal bénéficiaire de ces mesures, bien que, dans une certaine mesure, au travers des « crédits poubelle », elles finirent par s’étendre aux secteurs les plus insolvables de la population. Or, nous assistons aujourd’hui à la faillite du système financier provoqué par cette substitution de la dépense publique par le crédit.

Aujourd’hui, ni les marginalisés ni les apathiques ne peuvent plus compter sur la rente financière et encore moins avec les dépenses publiques pour obtenir des conditions de vie décentes. Du point de vue de la gestion des équilibres et du consensus social, le capitalisme est entré dans une voie sans issue. Tant en Angleterre que dans le reste de l’Europe et du monde, le capitalisme ne peut plus offrir aux classes populaires un système de protection sociale et de bien-être ; il ne peut que leur imposer par la violence un travail précaire dans des conditions de vie de plus en plus dégradées.

Les ripostes pacifiques du Mouvement du 15-M (dans l’Etat espagnol) et moins pacifiques en Grèce, ou celles des jeunes de Tottenham face au pillage capitaliste participent d’un même processus mais dans des conjonctures politiques distinctes. Il y a quelques années, un groupe de jeunes français « anti-système » avait prophétiquement intitulé un pamphlet « L’insurrection qui vient ». Aujourd’hui, l’insurrection est arrivée et elle est parmi nous.

Publié sur : http://iohannesmaurus.blogspot.com/. Traduction française pour le site www.lcr-lagauche.be

Notes du traducteur :

(1) http://www.contretemps.eu/lectures/lhydre-mille-tetes

(2) Caliban est un personnage de fiction de la pièce de théâtre La Tempête de William Shakespeare. Il s'agit d'un personnage monstrueux et vil, esclave du mage Prospero et fils de la sorcière Sycorax. Son nom serait une anagramme de « canibal » (Source : Wikipédia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Caliban_%28Shakespeare%29 )

(3) La Commission Trilatérale (parfois abrégée en Trilatérale) est une organisation privée qui fut créée en 1973 à l'initiative des principaux dirigeants du groupe Bilderberg et du Council on Foreign Relations, parmi lesquels David Rockefeller, Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinski. Regroupant 300 à 400 personnalités parmi les plus distinguées et influentes – hommes d’affaires, politiciens, décideurs, « intellectuels » – de l’Europe occidentale, de l’Amérique du Nord et de l'Asie Pacifique (États dont la plupart sont également membres de l'OCDE), son but est de promouvoir et construire une coopération politique et économique entre ces trois zones clés du monde, pôles de la Triade (Source : Wikipédia)

Voir ci-dessus