Bactérie tueuse et concombre masqué
Par Jean Batou le Lundi, 06 Juin 2011 PDF Imprimer Envoyer

Depuis le début du mois de mai, une bactérie « tueuse » de la famille Escherichia coli, pathogène pour l’homme, provoque une épidémie d’hémorragie intestinale potentiellement mortelle dans le Nord de l'Allemagne. Elle aurait déjà infecté 3000 personnes en Europe, en particulier des femmes, entraînant la mort d’une vingtaine d’entre elles. D'où vient-elle et comment en venir à bout ?

Le mal se manifeste d’abord par des crampes abdominales très douloureuses, qui s’accompagnent de diarrhées et de fièvres. Dans les cas aigus, elle peut provoquer une insuffisance rénale et des troubles neurologiques qui conduisent à des paralysies. De quoi faire vraiment très peur…

L’agent spécial 0104:H4

Les épidémies d'hémorragie intestinale liées à certaines souches d’E. coli sont connues depuis une trentaine d’années aux États-Unis, où elles affectent 110 000 personnes par an et causent la mort de 90 d’entre elles, même si les souches impliquées (principalement 0157:H7) sont moins virulentes que le bacille de « Hambourg ».

C’est que le nouvel agent pathogène est le clone hybride d’une espèce rare (0104:H4), résistante aux antibiotiques, qui n’avait jamais été observé jusqu’ici dans une épidémie. Signe des temps, son génome a pu être déchiffré en quelques jours à peine par un laboratoire… de Shenzhen en Chine.

D’où vient ce nouveau spécimen ? Probablement d’un « transfert génétique horizontal », au cours duquel deux microbes de souches différentes ont échangé des portions d'ADN. Selon la revue Science, 0104:H4 posséderait ainsi, en plus des gènes de E. coli, un fragment de gène de Salmonella enterica, susceptible de provoquer la salmonellose. Ces résultats devront être confirmés par d’autres travaux.

Qui se cache derrière ce « complot » ?

Il n’en fallait pas plus pour que les blogs débordent de thèses farfelues sur la création de ce nouveau bacille par l’ingénierie militaire, voire le bioterrorisme. Même si de telles hypothèses ne peuvent pas être absolument exclues, il est en réalité infiniment plus probable qu’il soit le produit « naturel » du système de production alimentaire globalisé qui se développe sous nos yeux depuis une trentaine d’années.

S’il y a « complot », c’est celui des investisseurs qui réalisent d’énormes profits en industrialisant et en concentrant de plus en plus la production, le transport, le stockage, le conditionnement et la distribution de la nourriture. N’y a-t-il pas un lien évident entre la multiplication des pathologies liées à l’alimentation et les formes contemporaines de sa marchandisation (maladie de la vache folle, grippe aviaire, E. Coli pathogènes, etc.).

Les grandes batteries d’élevage produisent et disséminent de nouveaux bacilles ; l’agrobusiness multiplie les intrants chimiques et les manipulations génétiques ; le conditionnement introduit des inconnues supplémentaires ; la grande distribution favorise le transport sur de longues distances. La malbouffe résulte de tout cela, sans parler de la spéculation boursière qui provoque la hausse des cours des produits vivriers et génère la plus meurtrière des maladies : la famine.

Ruminants et hamburgers

Les versions pathogènes d’E. Coli pour l’homme sont surtout présentes dans l’intestin des ruminants, mais elles peuvent aussi loger dans l’appareil digestif d’autres animaux. Contrairement à l’homme, ils n’en sont pas affectés et transmettent cet agent pathogène par leurs déjections (sols, canaux d’irrigation, cours d’eau, nappes phréatiques, etc.), qui peuvent contaminer des cultures, même éloignées. Il faut savoir que les élevages produisent dix fois plus d’excréments que de viande.

Les grandes batteries industrielles sont évidemment des incubateurs d’E. Coli. Depuis une dizaine d’années, la prolifération de ce bacille a même vraisemblablement été dopée par les nouvelles méthodes d’engraissage (notamment à base de maïs) qui permettent une prise de poids rapide, mais modifient la flore intestinale des bêtes. Ajoutons que la concentration des germes dans un espace très confiné accroît la probabilité de leur mutation.

Aux États-Unis, une étude du Centre de prévention et de contrôle des maladies (CDC), publiée en septembre 2009, estime que 42% des patients ont contracté une hémorragie intestinale à E. coli en consommant de la viande. On l'y appelle d'ailleurs la « maladie du hamburger », le germe y étant souvent incorporé au moment de son hachage. Élevage industriel et malbouffe sont donc directement pointés du doigt.

Démasquons le concombre

Si le vecteur de transmission est vraisemblablement un aliment cru ou une boisson non pasteurisée (la piste actuellement privilégie le soja, NDLR), il n’a pas encore été identifié : un légume, un fruit, une farine, un fromage, une viande mal cuite (hamburger, tartare, etc.). La chaine de production, de conditionnement, de transport, de stockage et de distribution est ainsi passée au crible sans résultat. Ce sont des circuits complexes, globalisés, extrêmement difficiles à tracer : les légumes, notamment, sont cultivés dans un pays, nettoyés dans un autre, empaquetés dans un troisième.

Pour avoir incriminé un peu vite les concombres d’Espagne, avant d’abandonner cette piste, l’Allemagne a été accusée à demi-mots de torpiller la Politique agricole commune (PAC), qui lui coûte fort cher, sous de faux prétextes sanitaires. L’embargo russe sur tous les légumes de l’UE va plus loin encore. Pourtant, ce type de mesures, voire de guerre commerciale déguisée, ne pose pas les véritables problèmes et s’interdit d’y apporter des réponses probantes à long terme.

Notre bien commun

En revanche, depuis 1996, les organisations paysannes liées à Via Campesina (Uniterre en Suisse, la Confédération paysanne en France, etc.) défendent avec raison le concept de « souveraineté alimentaire », qui n’est pas réductible à une politique commerciale. Il lie en effet conditions sociales de production (petite agriculture paysanne), préoccupations écologiques (culture biologique de proximité) et défense de la santé des consommateurs/trices (sécurité alimentaire).

En effet, une politique alimentaire qui réponde aux intérêts de l’humanité et de son environnement doit impérativement rompre avec la logique du profit privé en affirmant que les terres agricoles et leurs produits ne sont pas des marchandises, mais les biens communs les plus essentiels de l’humanité.

Article à paraître dans le journal « SolidaritéS » (Suisse)

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