Dossier droite extrême et extrême droite (II): Pays-Bas et Etat espagnol
Par Miguel Urbán Crespo, Jaime Pastor le Mercredi, 13 Octobre 2010 PDF Imprimer Envoyer

Nous publions la suite de notre dossier consacré à la droite extrême et à l'extrême droite en Europe, avec une analyse plus particulière des cas hollandais et espagnol. Au Pays-Bas, l'extrême droite de Geert Wilders vient de négocier un accord gouvernemental bien confortable pour elle, à l'image de l'expérience danoise. L'État espagnol semble à première vue représenter une « exception » en Europe puisqu'il n'existe pas de parti d'extrême droite ayant un poids électoral notable. Mais c'est oublier les origines et la nature du Parti populaire. Nous aborderons dans la suite de ce dossier les cas de l'Italie et de la Suisse (LCR-Web)

Pays-Bas: Le fantôme de Pym Fortuyn revient au pouvoir

Par Miguel Urbán Crespo

En juin dernier, les élections législatives hollandaises ont donné un résultat incertain. La droite libérale de Mark Rutte, avec 31 députés, a gagné de justesse les élections, à un siège près, face à la social-démocratie de l'ex-maire d'Amsterdam, Job Cohen, tandis que le parti chrétien-démocrate, du premier ministre sortant Jan Peter Balkenende, a été durement sanctionné en perdant 20 sièges, passant de 41 à 21 députés.

Mais le fait majeur de ce scrutin, c'est la montée spectaculaire de l'extrême droite xénophobe: le Parti pour la liberté (PVV), dirigé par Geert Wilders, a progresé de 9 à 24 élus. Célébrant sa victoire au soir des élections, Wilders a déclaré: « Personne ne pourra plus nous ignorer. Les Pays-Bas ont voté pour l'intégration, pour moins d'Islam, pour moins d'immigration et pour plus de sécurité. Nous le savions et l'électeur aussi. C'est une journée fantastique pour notre Parti pour la liberté et un jour de gloire pour la Hollande » (1).

Au vu du résultat final des négociations pour former le nouveau gouvernement, qui ont duré plus de trois mois, il semble bien que ces paroles de Wilders au soir du scrutin étaient prophétiques. Non seulement personne ne l'a ignoré, mais l'ultra-droite hollandaise va jouer un rôle crucial dans le nouveau gouvernement. En effet, la coalition formée par le Parti Libéral et le Parti chrétien démocrate est minoritaire et devra compter avec l'appui des députés du PVV dans le parlement. De cette manière, la stabilité du nouvel exécutif de centre-droite dépend des votes de l'extrême droite. Très habile, Geert Wilders n'entrera pas dans le gouvernement et se limitera à soutenir les initiatives législatives d'un pouvoir qui dépendra entièrement du bon vouloir d'un xénophobe populiste, accusé par ailleurs de discrimination et d'incitation à la haine raciale.

La constitution du PVV en parti-pivot pour les négociations gouvernementales n'a pas seulement été bénéfique pour ce parti, au vu de la conclusion de ces dernières, mais aussi pour la popularité et la centralité politique qu'il a atteint, ce que démontrent les derniers sondages, qui indiquent qu'il serait désormais la première force politique du pays.

L'ascension météorique du PVV, sans doute la plus significative dans la droite radicale européenne au cours de ces dernières années, plonge ses racines dans la scission survenue au sein du Parti populaire pour la liberté et la démocratie, l'une des principales forces politiques hollandaises depuis la seconde guerre mondiale, et dont Wilders était député. La rupture s'est produite en 2004, suite à un désaccord sur l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Deux ans plus tard, Wilders fonda le PVV et obtint 9 députés aux élections législatives de 2006.

L'héritage de Pim Fortuyn

Fondamentalement, Wilders doit ce succès du fait de sa capacité a recueillir l'héritage de Pim Fortuyn. Ce dernier tenait un discours neuf dans le panorama politique hollandais, un discours marqué par un populisme anti-establishment et une critique du modèle d'intégration de l'immigration et, surtout, d'une islamophobie viscérale. En 2002, il avait obtenu 35% des votes aux élections municipales de Rotterdam, le bastion historique de la social-démocratie. Deux mois plus tard, il se présenta aux élections législatives avec un parti nouvellement formé qui adopta la nom de son leader charismatique, la Liste Pim Fortuyn (LPF). A huit jours du scrutin, alors que les sondages lui pronostiquaient une victoire écrasante, Pim Fortuyn fut assassiné à la sortie d'un débat électoral. Malgré sa mort, son parti parvint à obtenir la seconde place en termes de votes et participa à la coalition gouvernementale.

Mais sa base sociale était pratiquement inexistante, la LPF n'était pas un parti structuré. Il n'avait été créé que deux mois avant les élections, rassemblant un mélange hétéroclite de gens en colère et dont les figures de proues allaient d'une Miss Pays-Bas à un ex-joueur professionnel de Dames. Sans le ciment constitué par leur leader, sans vie interne, soumis aux contradictions inhérentes à une participation gouvernementale, tiraillé par des luttes intestines, cette formation politique météorique explosa tout bonnement en plein vol, avant le scrutin suivant.

Mais l'héritage de Fortuyn est aujourd’hui plus présent que jamais dans la société hollandaise. Le phénomène électoral de la LPF n'a pas seulement radicalement remis en question le modèle multiculturel hollandais, il a en outre tiré à droite tout le spectre politique du pays. Comme l'explique Gabriel van den Brink, sociologue à l'Université de Tilburg; « Le nombre des partisans des idées de Pim Fortuyn croît sans cesse (...). Les partis politiques, et la société dans son ensemble, ont massivement viré vers la droite, vers un discours assimilationiste par rapport à l'immigration. Au Pays-Bas, il apparaît que la tolérance vis à vis de la diversité a atteint sa limite et que nous ne sommes pas aussi ouverts d'esprits que nous ne le paraissons, surtout lorsqu'il s'agit d'accepter des étrangers ».

Le succès électoral de Fortuyn reposait sur son « attitude politiquement incorrecte, une agressivité verbale inconnue jusqu'alors aux Pays-Bas et des déclarations extravagantes, bien plus frappantes sur la forme que sur le fond ». Geert Wilders a tenté d'imiter au milimètre près cette formule politique qui a donné tant de si bons résultats à Fortuyn. Si le défunt leader d'extrême droite a obtenu une grande partie de sa notoriété publique à travers un livre polémique sur l'Islam, Wilders a diffusé quant à lui sur le Web un « documentaire » profondément islamophobe, intitulé « Fitna ». Le film commence avec l'un des fameuses caricatures publiées au Danemark par un journal d'ultra-droite et qui représente le prophète Mahomet avec une bombe à la place du turban. Le fond musical est constitué par une danse arabe de Tchaïkovsky. On entend une allumette qui met le feu à une mèche et un tic-tac d'un compte à rebours qui dure les 15 minutes restantes du film. Le « documentaire » met en exergue des versets du Coran qui exaltent la guerre sainte, ensemble avec des images sur les attentats terroristes du 11 septembre 2001 à New-York, du 11 mars 2003 à Madrid, ceux de Londres, etc. A la fin, la caricature de Mahomet avec sa bombe revient au moment où le compte à rebours se termine. Tout en finesse...

Le film a atteint l'objectif assigné; générer une forte polémique – il a été condamné par des organismes internationaux tels que l'ONU ou le Conseil de l'Europe – et mettre son auteur populiste sous les feux des projecteurs, atteignant ainsi sur le web un chiffre record de visionnage de 4 millions pour la version hollandaise et de 3 millions pour la version anglaise. La diffusion de « Fitna » a valu à Wilders l'ouverture d'un procès.

L'extrême droite au pouvoir

Le cas hollandais n'est malheureusement pas exceptionnel depuis qu'en l'an 2000, Jörg Haider avait créé la surprise en entrant dans le gouvernement autrichien. D'autres pays ont, depuis lors, connu le même processus d'accession de l'extrême droite au centre du pouvoir politique. Ce fut le cas au Pays-Bas, comme on l'a vu, avec l'éphémère LPF qui participa au gouvernement de 2003 à 2006. En Italie, c'est la Lega Norte qui soutient le gouvernement actuel de Silvio Berlusconi. En Pologne, la Ligue des familles polonaises a fait partie du gouvernement de 2005 à 2007. Au Danemark, et c'est sans doute l'exemple suivi par l'actuelle alliance gouvernementale hollandaise, l'extrême droite joue un rôlé clé depuis 2001. Le Parti du peuple danois (PPD) a composé une alliance avec le Parti conservateur et le Parti libéral, qui forment un gouvernement minoritaire, en soutenant cette coalition dans le parlement.

Le résultat, pour l'extrême droite danoise, est on ne peut plus bénéfique puisque cela revient tout bonnement à gouverner sans s'exposer, sans prendre en charge le poids politique de la gestion (et le risque de sanction à la clé), elle oriente et détermine les politiques, qui ont notamment abouti à des lois sur l'immigration et l'asile parmi les plus sévères en Europe. De cette manière, elle n'est pas seulement parvenue à devenir la troisième force politique du pays, mais aussi, comme l'affirme l'analyste Peter Mogensen, « la machine politique la mieux huilée du Danemark ».

Lors de la présentation de la coalition hollandaise, en présence de ses leaders politiques, Wilders a déclaré qu'il s'agissait à nouveau d'une journée « fantastique »; « La gauche ne gouvernera pas et nous pourrons enfin nous mettre au travail en Hollande ». Parmi les mesures annoncées, par Wilders lui-même, figurent l'interdiction de la burqa dans l'espace public; la réduction du montant de l'aide aux pays en voie de développement (de 0,8 à 0,7%, un sujet tabou jusqu'alors dans ce pays); une réduction de 18 milliards d'euros dans les dépenses publiques jusqu'en 2015 qui, sans nul doute, touchera en premier les budgets destinés à l'immigration et à l'intégration; la révision des lois – déjà très restrictives – sur le droit d'asile, le regroupement familial et le contrôle des permis de résidence, dans l'objectif de réduire l'immigration de 50%.

Huit ans après la mort de Fortuyn, l'ultra-droite revient au pouvoir, cette fois ci de l'extérieur, sans accepter de portefeuille ministériel, mais en jouissant d'un contrôle parlementaire, avec un parti organisé et ayant bien plus de cohésion et donc moins enclin à une dissolution subite. Mais l'héritage empoisonné le plus important de Fortuyn ne réside pas dans le fait qu'un nouveau parti d'ultra-droite atteint les sommets. Sa véritable victoire, c'est que ses idées « se sont transmises au reste des partis ».

Miguel Urbán Crespo est militant d'Izquierda Anticapitalista (Gauche Anticapitaliste) et fait partie de la rédaction de la revue « Viento Sur ». Traduction de l'espagnol: Ataulfo Riera, pour www.lcr-lagauche.be


Le Parti populaire espagnol: une droite menaçante

Jaime Pastor

Dans les études comparatives effectuées depuis quelque temps sur la résurgence de l’extrême droite ou de la droite radicale en Europe, on tend généralement à considérer que l’absence d’une force politique de ce type, représentée au Parlement, en Espagne, est un bon signe: cela pourrait s’expliquer par le discrédit du franquisme au sein de la population. Seules quelques analyses reconnaissent que cette spécificité serait liée principalement au type de parti de droite majoritaire qui s’est formé dans l’Etat espagnol. S’y ajoutent les obstacles issus d’un système électoral où la gouvernabilité prime sur la représentativité, ce qui rend plus difficile l’entrée de nouvelles formations politiques au parlement. Nous partirons de ces particularités pour tenter d’interpréter cette «anomalie espagnole».

Le changement d’époque signalé par la chute du bloc soviétique, avec la vague de triomphalisme néolibéral et néoconservateur que l’on sait aux Etats-Unis et en Europe, coïncide avec l’éclatement de scandales successifs de corruption et de terrorisme d’Etat impliquant le PSOE – en particulier, le cas du GAL [Groupe armé de libération: nom d’un «escadron de la mort» ayant à son actif l’assassinat, en France et en Espagne, de réfugié.e.s politiques et de militant.e.s indépendantistes basques, NDT]. Cette période est aussi marquée par une mobilisation syndicale unitaire et une relative montée de Izquierda Unida [coalition électorale impulsée par le PCE et d’autres secteurs de la gauche, après l’échec du référendum contre l’OTAN, NDT]. En revanche, le «scandale Naseiro», qui touche une partie du nouveau groupe dirigeant du PP, va être facilement neutralisé par Aznar. [Cette affaire tourne autour d’écoutes téléphoniques de narcotrafiquants qui débouchent sur la mise en évidence de financements illégaux du PP, NDT].

Montée de «l’aznarisme»

Dans ce contexte, et avec l’aide croissante des télévisions privées qui commencent alors à fonctionner, et de médias comme El Mundo, la nouvelle équipe aznariste se sent la force d’actualiser son discours, fondé sur les piliers traditionnels du nationalisme espagnol et de la défense des privilèges de l’Eglise catholique, en faisant le silence sur ses origines franquistes et en mettant d’autres thèmes au premier plan comme la «régénération démocratique» et un néolibéralisme plus agressif. En 1992, au lieu de relancer la Fondation Cánovas del Castillo (plus conservatrice), Aznar crée la Fondation pour l’analyse et les études sociales (FAES), un nouveau think tank destiné à étayer un projet capable de se présenter comme une solution de rechange à l’usure de Felipe Gonzalez [avocat socialiste, Président du gouvernement de 1982 à 1996, NDT] aux yeux du grand capital.

Cette stratégie commence à donner de bons résultats à partir des scrutins municipaux et régionaux de 1995 et débouche sur la victoire aux élections nationales de l’année suivante. Néanmoins, la nécessité de pactiser avec les nationalistes catalans et basques [Convergencia i Unio (Catalogne), Partido nationalista vasco (Euzkadi), NDT] pour se maintenir au gouvernement atténue le développement de ce projet, ce qui contraint le PP à chercher une référence historique identitaire plus large que celle issue du franquisme. Dans cette première législature, des efforts sont faits pour concilier les origines franquistes du mouvement avec des renvois à la Restauration canoviste l, à Ortega y Gasset [philosophe espagnol, républicain de droite, partisan discret du franquisme pendant la guerre civile, NDT] et même – pour peu de temps, en raison de son laïcisme et de sa diabolisation par le régime franquiste – à la figure de Manuel Azaña [républicain modéré, Premier ministre de 1931 à 1933, puis Président de la république pendant la guerre civile, NDT].

On peut considérer que c’est durant la seconde législature présidée par Aznar, et surtout après le 11 septembre 2001, que se manifeste ouvertement une pugnacité néoconservatrice qui se greffe, avec davantage de force, sur les racines déjà très marquées du PP. Ce n’est pas un hasard si le Groupe d’études stratégiques (GEES) est coopté à ce moment par la direction du parti comme think tank (et finalement intégré à la FAES) pour justifier l’implication croissante d’Aznar dans la nouvelle géopolitique de Bush Jr et sa «guerre globale contre la terreur» (GEES, Qué piensan los «neocons» españoles, Madrid, 2007). En effet, les articles de cette équipe, animée principalement par Rafael Bardají et Ignacio Cosidó, constituent le meilleur exemple d’une identification «sans complexe» avec les neocons états-uniens, leur guerre «de civilisation» et leur pleine solidarité avec l’Etat d’Israël. Cette période coïncide de surcroît avec la stratégie de confrontation avec le nationalisme basque et l’option d’une déroute militaire d’ETA, après l’échec de la trêve de 1998. Le nationalisme espagnol du PP se traduit par l’application de mesures et de lois d’exception – comme la loi sur les partis –, similaires à celles adoptées par les Etats-Unis et l’Union européenne. Cet alignement neocon se confirmera lors du sommet des Açores, qui – il ne faut pas l’oublier – symbolise la convergence avec la «troisième voie» de Blair.

Occuper la rue

Pour identifier le point d’inflexion du durcissement de la stratégie du PP, il faut évidemment revenir aux effets de sa réponse intéressée – et sans succès – à l’attentat du 11 mars 2004, ainsi qu’à sa déroute électorale d’alors face au PSOE de Rodríguez Zapatero. Dès lors, un sentiment collectif de «victoire volée» se développe dans les secteurs sociaux et médiatiques qui appuient le PP, et dans le parti lui-même. C’est le début d’une nouvelle étape, où l’on procède à une reformulation du projet (directement à partir de la FAES de Aznar), visant à délégitimer le résultat des élections en recourant à la «théorie du complot» et à la «stratégie de la tension». Cette stratégie donne des ailes (nouvelles) aux secteurs les plus extrémistes du PP, ainsi que de la droite médiatique et culturalo-religieuse, ce qui provoque une réduction de l’espace que peuvent occuper les groupes néofascistes.

Dès ce moment, on peut observer un cycle de mobilisations extra-parlementaires, menées par un bloc social, politique et culturel de droite, large (et pluriel), où plus d’une fois la direction du PP n’est pas à «l’avant-garde». Elle emboîte plutôt le pas à des initiatives provenant de l’Association des victimes du terrorisme, du Forum d’Ermua [association basque contre le terrorisme, réclamant une attitude ferme face à ETA et à Herri Batasuna, NDT], du Forum espagnol de la famille, de la hiérarchie catholique ou de secteurs de l’enseignement catholique.(²)

Ce bloc se constitue en réponse à la stratégie de Rodríguez Zapatero. Après le retrait des troupes espagnoles d’Irak, ce dernier choisit de se lancer prudemment dans une avec le gouvernement tripartite catalan, et de rouvrir des négociations avec ETA. Cela lui permet de compenser l’absence de différences substantielles avec la politique économique du PP, alors qu’il est au service du même «modèle de croissance», basé sur la bulle immobilière. Son appel modéré en faveur d’une «Espagne plurielle» et de l’espoir d’un dialogue fructueux avec ETA finissent par échouer pour divers motifs; cette orientation se combine avec un «réformisme sociétal» sur des thèmes liés aux droits civils (mariage homosexuel, réforme de l’avortement) (Vidal Beneyto, J., Corrupción y democracia, Madrid, 2010). Cela permet à Rodríguez Zapatero de conserver ses appuis dans la gauche sociale et culturelle, mais ouvre en même temps à la droite de nouvelles opportunités de «guerres culturelles», tant au parlement que dans la rue.

Dans ce contexte, les débats liés à la mémoire historique et au statut de la Catalogne contribuent à mettre au premier plan des conflits qui s’enracinent dans le franquisme et la transition politique. Ceux-ci suscitent la crainte au sein du PP, aussi bien d’une revendication de la légitimité républicaine, que de la mise en question de «l’intégrité de l’Espagne comme nation unitaire». Il est certain que la réaction au premier enjeu s’exprime de diverses manières au sein de cette droite: alors que les «nouveaux historiens» (Pío Moa et César Vidal en tête) revendiquent le bien-fondé du soulèvement franquiste face au «coup d’Etat de 1934», au «désordre républicain» et à la «menace communiste», d’autres – plus «libéraux» – se limitent à banaliser le franquisme comme un phénomène inévitable, dans une période où l’Europe se trouvait déchirée par les menaces totalitaires. En réalité, les deux arguments se combinent pour récupérer le vieil «anticommunisme», tout en dépolitisant le génocide et la répression franquiste, pour mettre, en définitive toutes, les victimes sur le même plan, afin de réduire la guerre civile à un «affrontement tragique» qu’il faut «oublier».

Quant à la défense de «l’unité de l’Espagne», après une courte phase de plaidoyer d’Aznar pour un «patriotisme constitutionnel» à l’espagnole [défense intransigeante de la constitution contre le terrorisme et tous ceux qui entendraient diviser l’Espagne, NDT], le discours du PP se limite à moderniser un peu le langage traditionnel en défendant le pays comme une «nation de citoyens» unifiée. Cette position recouvre en fait la simple préservation d’un Etat d’autonomies, déjà accepté comme moindre mal, en dépit des réticences exprimées par Fraga en 1978. De surcroît, le PP n’a-t-il pas fait une bonne expérience de la «régionalisation» dans les régions autonomes qu’il contrôle. (3)

Droite populiste et matrice franquiste

Le PP s’est aussi consolidé comme agent de liaison entre intérêts publics et privés, à mesure qu’il conquérait de larges parcelles de pouvoir institutionnel et adhérait à une conception patrimoniale de celui-ci. Dans ces conditions, il a vu prospérer en son sein – à l’ombre des privatisations et de la bulle immobilière des deux dernières décennies, et dans le but d’obtenir de nouvelles sources de financement privées pour le parti – le «politicien affairiste», comme l’ont prouvé les divers scandales de corruption survenus ces derniers temps. Néanmoins, ni la longue listes de hauts responsables politiques impliqués dans des cas comme l’Affaire Gürtel [financement illégal du PP, NDT], ni la faible direction de Mariano Rajoy [Président du PP depuis 2004, NDT] ne paraissent hypothéquer la victoire électorale probable du PP, compte tenu de l’usure rapide que connaît Rodríguez Zapatero, en raison de la crise économique et sociale actuelle.

On peut seulement douter de l’utilité pour le PP de reproduire aujourd’hui sa vieille tactique de rejet du consensus (comme au temps du référendum sur l’OTAN) par rapport aux mesures du gouvernement «socialiste». Et ce d’autant plus que ce gouvernement apparaît comme la simple courroie de tansmission, non seulement du grand capital espagnol, mais aussi d’une politique dictée par l’Union européenne et le Fonds monétaire international – politique partagée par ses alliés néolibéraux allemands et français.

Le PP compte plus de 700 000 membres. Il est capable de recueillir plus de dix millions de suffrages. Pourtant, ce n’est pas un parti de masse classique: son modèle d’organisation est présidentialiste, il instrumentalise les fonctions publiques et recourt aux moyens de communication pour s’adresser à son électorat. Ses membres participent peu aux prises de décision et il n’admet pas l’existence de courants internes (bien que des «clans» et des fractions se développent, liés à des «baronnies»).

Il influence un large électorat qui peut se reconnaître dans les réponses qu’il apporte aux divisions et conflits qui traversent la société: 1. le «sens commun» néolibéral: priorité au privé face au public; 2. le néoconservatisme culturel: contre l’esprit soixante-huitard, défense de la famille patriarcale traditionnelle, refus de l’avortement, soutien à l’enseignement de la religion catholique, ce qui n’exclut pas un « féminisme » démagogique face à l’islam; 3. le néoconservatisme géopolitique: pour une Europe atlantique et solidaire des Etats-Unis et de l’Etat sioniste d’Israël; 4. Le refus de toute réouverture des «vieilles blessures» (le franquisme comme horizon incontournable) ou du questionnement sur la transition politique (convertie en mythe fondateur du régime); 5. la défense de «l’unité de l’Espagne» comme nation, contre les tendances à la désagrégation et contre les «privilèges» des Basques et des Catalans, doublée d’une intransigeance face au «terrorisme», non seulement d’ETA, mais aussi de la gauche indépendantiste basque; 6. La tendance à transformer les immigrant.e.s «non-communautaires» en boucs émissaires face à la crise, grâce à une «politique du ressentiment» ciblant l’«insécurité» et la peur de l’avenir, ou invoquant simplement le vote utile contre Zapatero (Aguilar, S., «Después de la crisis del movimiento obrero: el conflicto social en la era de la globalización», 2010 http://hdl.handle.net/2445/10942 ).

Si l’on tient compte de cette combinaison de messages et de propositions, il paraît aussi inadéquat de considérer le PP comme un parti de droite classique – similaire à ceux de Sarkozy en France ou d’Angela Merkel en Allemagne – que de le rapprocher de l’extrême droite ou des «néofascismes» européens montants. Avec les premiers, le PP diverge en raison de ses racines historiques, pour n’avoir pas renié ses antécédents franquistes, symboliquement représentés par son président d’honneur, Manuel Fraga. De surcroît, il montre une disposition à utiliser des formes de mobilisation extraparlementaires étrangères aux partis de droite classiques, sauf dans des situations extrêmes (comme Mai 1968, en France). Le PP se distingue aussi des formations d’extrême droite, parce que, même s’il se fait l’écho d’une partie de leurs messages et de leurs formes de protestation, il ne le fait pas avec la combativité idéologique de ces groupes, ni ne met de tels enjeux au premier plan de son agenda politique.

Une direction faible

De manière centrale, le PP cherche plus spécialement à élargir son électorat en profitant de la crise économique et sociale, en se présentant comme la force qui peut garantir une meilleure «confiance» pour sortir de cette crise, autant «les gagnants» («les marchés»), qu’une partie des «perdants» (des secteurs des classes moyennes et populaires «autochtones») de la globalisation néolibérale. Par contre, par rapport à l’Italie, la principale différence réside notamment dans l’absence d’un dirigeant charismatique et d’une centralisation du pouvoir à la Berlusconi.

Ceci dit, au sein du bloc de pouvoir (spécialement dans son aile médiatique, renforcée grâce à la TDT – télévision digitale) dont fait partie le PP – et au sein du PP – on ne peut ignorer l’existence d’un large secteur d‘extrême droite. Celui-ci pousse non seulement à la radicalisation du discours et de la tactique de ses principaux dirigeant.e.s, mais exprime aussi son insatisfaction par rapport à la faiblesse de la direction de Rajoy. Il préconise le retour d’Aznar ou une alternative incarnée par Esperanza Aguirre [Présidente actuelle de la Communauté de Madrid, NDT]. Une position basée surtout sur la peur qu’une adversaire montante, comme Rosa Díez [Ancienne militante du PSOE, députée du parti «centriste» Unión, progreso y democracia (UPyD), NDT] – adepte d’un nationalisme espagnol agressif, mais étranger à la matrice franquiste, et qui met un accent croissant sur la critique de la «classe politique» – puisse leur arracher une partie de leur électorat.

De toute manière, il est évident jusqu’ici que l’électorat d’extrême droite a opté en faveur d’un «vote stratégique» pour le PP, sachant que les forces fragmentées, plus proches de formations comme le Front national de Le Pen, au vu des obstacles du système électoral en vigueur, n’ont aucune possibilité d’entrer au parlement espagnol. La question se pose différemment au niveau local et même régional, comme on peut le voir avec Plataforma per Catalunya [Parti d’extrême-droite catalan, NDT].

Ces conclusions n’empêchent pas de prévoir, autant une croissance continue de groupes d’extrême droite – qui tiennent des discours ouvertement xénophobes et recourent à des formes d’actions violentes –, qu’un durcissement à droite du PP. Néanmoins, au cas où celui-ci retournerait au gouvernement central, avec un dirigeant comme Rajoy, dont l’autorité est faible, on ne peut exclure des tentatives de former de nouveaux partis sur sa droite, animés par l’un ou l’autre des dirigeant.e.s médiatiques du bloc social qui a jusqu’ici appuyé le PP. Un scénario plus probable, si Rajoy n’obtient pas la majorité absolue et se voit contraint de s’allier aux droites nationalistes catalanes et basques.

Des gènes franquistes: Les origines du Partido Popular, de Manuel Fraga Iribarne à José María Aznar

Il faut rappeler que le PP trouve ses origines dans Alianza Popular (AP), fondée par Manuel Fraga [Ministre de l’Intérieur du régime franquiste dans les années 1960, NDT] en septembre 1976. Il s’agissait d’une formation issue d’un groupe de « notables », clairement opposés à la réforme du franquisme, initiée alors par le gouvernement de Suárez. Ceux-ci se distinguaient cependant du secteur le plus extrême, représenté par Fuerza Nueva (FN), dirigée par Blas Piñar. La grande différence entre les dirigeant-e-s d’AP – parmi lesquels Juan Antonio Samaranch [ex-président du Comité olympique international (CIO) de Lausanne, NDT], récemment décédé et porté aux nues – et de FN consistait surtout dans le fait que les premiers étaient étroitement liés à un secteur des grandes banques et des grandes entreprises et devaient donc éviter un discours uniquement destiné à une extrême droite militante et adepte du recours à la violence, en marge du contrôle gouvernemental. Fraga a cependant rencontré des difficultés à trouver un financement suffisant pour les premières élections, le grand capital étant divisé entre les options de Fraga et de Suárez (Ferrán Gallego, El mito de la Transición, Barcelona, 2008, pp. 463 & 779-780).

Il suffit de rappeler la présence écrasante de politiciens franquistes sur les listes d’AP aux élections de 1977 et 1979, et surtout les thèmes et propositions défendues par les responsables de ce parti durant ces mêmes années, pour constater qu’en réalité, ils représentaient l’extrême droite. «Ils essayaient de donner une base sociale et électorale à un mouvement de résistance à la rupture institutionnelle avec le régime antérieur en s’appuyant sur les positions réformistes de la dernière époque de Franco ou de la première étape de la monarchie. Même dans ce dernier cas, cet aspect réformiste était douteux en raison de la présence, parmi les chefs de la nouvelle formation, de personnes comme Fernández de la Mora ou López Rodó, qui s’étaient signalés par leur opposition aux propositions de réformes effectuées par le gouvernement Arias-Fraga» (Gallego, 2008, p. 465, voir note 1).

Lors des élections de 1977, le dernier Premier ministre de Franco, Carlos Arias Navarro – le «boucher de Malaga» – est l’un des principaux candidats d’AP. Sur ses listes électorales, on observe «un degré appréciable d’identification entre les candidat-e-s d’AP et la classe politique du régime antérieur (plus d’un quart des candidat-e-s), chiffre qui peut être revu à la hausse en tenant compte des candidat-e-s ayant occupé des postes technico-politiques de second rang). Mais le fait le plus significatif est que plus de la moitié des 205 candidat-e-s qui se sont présentés entre 1977 et 1982 – 66 % – appartenaient à la classe politique du franquisme» (López Nieto, cf note 1, pp. 94-95).

Durant ces années, la tactique de ce parti allait plutôt consister à développer un frein institutionnel et «de fait» – vu ses bonnes relations avec un secteur significatif du grand capital et de la hiérarchie militaire, comme le démontrera plus tard ses sympathies envers la tentative du coup d’Etat du 23 février 1981 – aux «concessions» que l’Unión de centro democrático (UCD), dirigée par Suárez, allait faire à l’opposition antifranquiste lors du processus de «réforme pactée». Ils sont passés ainsi de la franche résistance – par exemple, lors de la légalisation du Parti communiste espagnol (PCE) – à l’adaptation partielle et même totale au «consensus» sur des thèmes significatifs – ce n’est pas par hasard qu’ils ont signé les Pactes de la Moncloa [Accords conclu, le 27 octobre 1977, entre les principales forces politiques de droite et de gauche et les syndicats, acceptant la monarchie et l’austérité en échange d’un retour à la démocratie parlementaire, NDT]. En même temps, ils rejetaient d’autres points importants, comme l’usage du terme «nationalités» dans le projet constitutionnel, même si finalement un secteur d’AP, dirigé par Fraga, a voté en faveur de la version définitive. Malgré ses résultats modestes aux deux premières élections générales, cette tactique de «résistance» a fini par donner de meilleurs fruits: en 1982, elle permet à AP (coalisée avec le Partido democrático popular, aile démocrate-chrétienne sortie de l’UCD) de gagner des suffrages, issus tant du parti de Suárez que de FN (environ ⅔ des votes obtenus par cette formation en 1979) – un résultat qui suscite la crise de ce parti d’extrême droite, menant à son auto-dissolution (Montero, J. R., «El subtriunfo de la derecha: los apoyos electorales de AP-PDP», in : J. J. Linz & J. R. Montero, sous la dir. de, Crisis y cambio: electores y partidos en la España de los años ochenta, Madrid, pp. 357-358).

Dès lors, face au début de «l’ère socialiste», profitant de la décomposition de l’UCD, et dans un contexte international de montée du néolibéralisme et du nouveau discours de «guerre froide», après l’arrivée de Reagan et Thatcher au pouvoir aux USA et en Grande-Bretagne, AP entre dans une nouvelle phase de consolidation et de redimensionnement de sa stratégie politique, bien qu’elle ne réussisse pas à progresser dans des zones comme Euzkadi et la Catalogne. Son attitude lors du référendum sur l’OTAN constitue un test fondamental: malgré son atlantisme militant, AP opte pour l’abstention en alléguant son désaccord avec l’alternative posée par cette consultation, décidée cinq ans plus tôt sous le gouvernement de l’éphémère Calvo Sotelo (Val, C. del, Opinión pública y opinión publicada. Los españoles y el referéndum de la OTAN, Madrid, p. 173). Ceci dit, la victoire finale de Felipe González sauvera AP des critiques faites par des secteurs de son électorat – et même de la démission de certains dirigeant.e.s qui considéraient que cette attitude avait mis en danger le maintien de l’Espagne dans l’OTAN.

L’usure de la direction de Manuel Fraga donne lieu à une première tentative (avortée) de succession, avec Hernández Mancha, en 1987, qui ouvre la voie, à la fin des années 1980, à la nouvelle génération incarnée par José María Aznar, alors président de la région de Castille et León. Ce courant émerge précisément en 1989, lors du congrès de refondation d’AP. Il adopte le nom de Partido Popular (PP) afin d’être homologué par la démocratie-chrétienne européenne et d’apparaître comme «parti de gouvernement». Son objectif est de dépasser l’électorat de Fraga, bien que celui-ci en soit réélu président. Il abandonnera cependant ce poste peu après pour pouvoir se présenter aux élections régionales de Galice, ce qui conduira à la désignation d’Aznar à la tête du PP.

Jaime Pastor est professeur à l’UNED (Université nationale d’enseignement à distance) et membre de la rédaction de Viento Sur (www.vientosur.info ). Texte traduit et adapté pour le journal SolidaritéS (Suisse) par Hans-Peter Renk d’après Viento Sur, nº111, juillet 2010

Notes:

1) En réalité, cette référence avait déjà été clairement invoquée par Fraga en juin 1976, qui se reconnaissait dans la tactique de Cánovas del Castillo de 1875, basée sur «une sage, opportune et prudente dictature au service de l’établissement d’un régime libéral» (cité par López Nieto, L., Alianza Popular: Estructura y evolución electoral de un partido conservador (1976-1982), Madrid, 1988, pp. 15-16) ; c’est-à-dire un «modèle» monarchique, catholique, centraliste, clientélaire, basé sur le suffrage censitaire et l’alternance de deux grands partis, qui prend la succession de la Première République après un coup d’Etat militaire.

2) Voir à ce propos: Adell, R., «Movimiento Nacional-Popular. Manifestaciones conservadoras en Madrid: 1939-2007», Communication présentée au Congreso Español de Sociología-FES. Session I (Nouveaux phénomènes: mouvements populistes et néo-institutionnels, Barcelone, 2007 (non publié); Aguilar, S., «La derecha radical toma la calle», El País, 29 déc. 2007 p. 39.

3) Núñez Seixas, X. M., «Conservadores y patriotas: el nacionalismo de la derecha española ante el siglo XXI», in: C. Taibo (dir.), Nacionalismo español. Esencias, memoria e instituciones, Madrid, 2007, pp. 159-191.

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