Quelles perspectives pour la montée des luttes en Europe?
Par Ataulfo Riera le Lundi, 27 Septembre 2010 PDF Imprimer Envoyer

Dans cette rentrée sociale et politique, on assiste à une lente, mais sûre, montée en puissance des mobilisations contre les plans d'austérité lancés dans toute l'Europe au printemps dernier. Mais cette réaction est encore éparse et incertaine quant à ses rythmes et ses objectifs. Elle manque cruellement de coordination à l'échelle européenne, tant le mouvement ouvrier européen semble désemparé, sans direction et sans alternative face au rouleau compresseur d'une offensive capitaliste sans précédent. Cette situation n'est pas sans conséquence pour la Belgique où le mouvement syndical semble toujours aussi paralysé.

Lutter pour une austérité "équilibrée" ou pour bloquer la régression sociale?

A partir du « Plan de sauvetage de la Grèce » concocté par l'UE, le FMI et la Banque centrale européenne en mai dernier, des plans d'austérité drastiques ont commencé à se multiplier comme des petits pains aux quatre coin de l'Europe, traduisant la volonté des classes dominantes européennes de prendre prétexte de la crise et des déficits publics provoqués par le sauvetage des banques pour mener une offensive frontale contre les droits sociaux et les conquêtes historiques du mouvement ouvrier.

Le moins que l'on puisse dire est que les premières réactions de la part des organisations syndicales n'ont pas vraiment été à la hauteur de cette offensive et de son objectif qui n'est, ni plus, ni moins, que l'accélération de la destruction des « Etats-providence » dont le démantèlement a été initié au début des années 1980 avec la montée du néolibéralisme. Un peu partout, la riposte a été lancée de manière dispersée entre les secteurs publics et privés, menée de manière peu déterminée et avec des mobilisations espacées dans le temps. Pire encore, dans plusieurs pays clés, comme l'Allemagne, il n'y a eu aucune mobilisation sérieuse du tout, tandis que certains syndicats ont déjà capitulé en rase campagne - comme la CISL et l'UiL en Italie, ou les syndicats du secteur public en Irlande, qui ont signé la « paix sociale » pour quatre ans en échange de la promesse douteuse qu'il n'y aurait plus de réduction des salaires, « sauf en cas de détérioration imprévue de la situation économique »!

Fondamentalement, cette désorientation découle de l'attitude des sommets des principales organisations syndicales face au néolibéralisme et à la construction européenne; elles n'ont tout bonnement pas d'alternative réelle à leur opposer. Plusieurs organisations syndicales européennes, et non des moindres, qu'elles mobilisent ou non contre les plans d'austérité, n'exigent en effet pas le retrait pur et simple de ces derniers, mais bien leur « aménagement » afin de les rendre « plus équitables ». En clair, il s'agit d'accepter malgré tout les sacrifices pour les travailleurs, à condition de mettre à contribution le capital, même si ce n'est que de manière bien symbolique.

Une vague européenne de luttes

Toujours est-il qu'après la première vague, timorée, de réactions au cours du printemps dernier, la rentrée sociale actuelle est marquée par une série de mobilisations plus importantes. En Roumanie, le mois de septembre a vu plusieurs manifestations des travailleurs de la santé et une grève générale du secteur public est prévue pour le 27 septembre. En République tchèque, ce sont également les travailleurs-euses de la santé et de la sécurité sociale qui seront en grève le 15 octobre prochain, tandis qu'une manifestation des pompiers et des policiers a eu lieu le 21 septembre dernier. En Italie, une grande manifestation nationale contre l'austérité, pour l'emploi et les droits sociaux, appelée par la CGIL, est prévue à Rome pour le 16 octobre.

En Grèce, le 12 septembre, plus de 20.000 personnes ont manifesté à Thessalonique, la seconde ville du pays, contre les mesures d'austérité d'un gouvernement PASOK (social-démocrate) tout aussi déterminé à ne rien céder. Le Premier Ministre Papandréou l'a réaffirmé le jour même de cette mobilisation; « Nous luttons pour la survie de la Grèce: ou nous gagnons ensemble, ou nous coulons ensemble », appelant y compris « toutes les forces productives » du pays « à appuyer ce grand changement » (sic).

Le Grand-Duché du Luxembourg, lui aussi frappé d'un plan d'austérité de 500 millions d'euros par an jusqu'en 2014, a connu une manifestation importante le 16 septembre dernier. Près de 5.000 travailleurs-euses (alors que 3.000 étaient attendus par les organisations syndicales) ont manifesté à Luxembourg-Ville, à l'appel du front commun syndical OGBL-LCGB, contre la suppression des allocations familiales et des aides aux études pour les enfants des travailleurs frontaliers (qui représentent 44% de la main-d'oeuvre salariée, privée et publique). D'autres mobilisations sont à prévoir à l'automne, face à la volonté affichée par le gouvernement d'instaurer un index santé à la belge, c'est à dire en retirant du calcul de l'indexation automatique des salaires les prix pétroliers, de l'alcool et du tabac.

En Grande-Bretagne, alors que le plan d'austérité décidé en juin dernier par le gouvernement conservateur-libéral est le plus sévère depuis l'ère thatchérienne, ce n'est que ce 13 septembre que le congrès de la confédération syndicale Trade Union Council (TUC) a décidé de mener une campagne de mobilisations et de grèves, mais sans fixer un calendrier d'action précis. Malgré tout, le premier coup de semonce a été donné le 6 septembre par la grève des travailleurs - traditionnellement combatifs - du métro de Londres. Près de 10.000 salariés du métro ont réalisé une grève de 24 heures à l'appel des syndicats RMT et TSSF, contre un plan de restructuration qui vise à supprimer 800 postes de travail dans le personnel des stations, des services d'attention aux voyageurs et dans d'autres secteurs clés pour la sécurité des usagers. Plusieurs grèves de 24 heures seront encore menées au cours des mois d'octobre et novembre.

L'enjeu emblématique de la bataille sur les retraites en France

Jusqu'à présent – en attendant le résultat de la grève générale du 29 septembre dans l'Etat espagnol - c'est en France que la montée en puissance des luttes a été la plus significative dans un pays clé de l'UE: 700.000 manifestants le 23 mars dernier; 1 million le 27 mai; 1,4 million le 24 juin; plus de 2,5 millions le 7 septembre et, pour la 5e journée de grève et de mobilisations du 23 septembre, près 3 millions de manifestants. La lutte contre l'offensive capitaliste prend ainsi une dimension extrêmement importante et symbolique dans ce pays: la mise en échec de la réforme des retraites adoptée par le gouvernement Sarkozy représenterait un événement important pour l'évolution de l'ensemble des luttes dans toute l'Europe. Le recul de l'âge de la retraite se retrouve en effet dans de nombreux plans d'austérité européens; toutes les questions liées aux retraites ont une charge symbolique forte pour le mouvement ouvrier dans son ensemble et elles touchent à la question essentielle de la répartition des richesses.

A la fois pour des raisons intérieures et internationales, Sarkozy, tout comme les bourgeoisies européennes, en est d'ailleurs pleinement conscient et est déterminé à ne pas plier et à jouer l'épreuve de force jusqu'au bout. Ce gouvernement se trouve néanmoins en difficulté, affaibli par ses divisions internes et par ses scandales financiers. Ses attaques racistes et sécuritaires, contre les Roms en premier lieu, sont plus le signe d'un régime réactionnaire aux abois, qui fait flèche de tout bois, que d'un gouvernement sûr de lui-même.

Mais, en face, si l'unité d'action a pu être réalisée entre l'ensemble de la gauche politique et entre les organisations syndicales (CGT-CFDT-CFTC-CFE-CGC-UNSA-FSU-Solidaires), donnant ainsi une grande ampleur aux mobilisations, il n'y a pas d'unité sur le fond des questions, y compris sur le rejet pur et simple de la réforme gouvernementale. Cette absence d'une perspective commune et claire risque ainsi, d'une part, d'empêcher la mise en mouvement des secteurs non encore mobilisés et, d'autre part, d'essouffler ceux qui le sont déjà depuis plusieurs mois, et cela dans un contexte où 70% de la population française se déclare contre le recul de l'âge de la retraite.

La journée d'actions et de mobilisations du 29 septembre

Le 29 septembre, la Confédération européenne des syndicats (CES) appelle à une journée d'actions contre les plans d'austérité et une euro-manifestation à Bruxelles, où 100.000 manifestants-es sont attendus. Des manifestations sont également prévues à Lisbonne et à Porto au Portugal, en Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Irlande, Roumanie, Serbie, Chypre et en Italie.

Mais la principale mobilisation concernera l'Etat espagnol, où les deux grands syndicats CGT et CCOO organisent une grève générale interprofessionnelle de 24 heures contre le gouvernement de Zapatero, la première depuis 2002. Confrontées à la fois à un plan d'austérité drastique, à une réforme inacceptable du code du travail (qui rendra plus facile les licenciements et réduira la portée des conventions collectives), à l'intransigeance gouvernementale et poussées dans le dos par leur base; les directions syndicales n'ont pas eu d'autres choix que d'impulser une grève générale dont le succès sera déterminant pour la suite.

Le survol du panorama social actuel en Europe indique qu'il existe une disponibilité à lutter parmi les salariés européens et que, face à une offensive capitaliste coordonnée à l'échelle européenne, il est nécessaire, sans plus tarder, de coordonner également la riposte à ce niveau. Malheureusement, le mouvement ouvrier européen ne dispose pas d'un instrument fiable pour mener à bien cette tâche indispensable. De par sa nature et son orientation, la CES n'est pas une organisation syndicale « supra-nationale » ou une coupole des organisations syndicales européennes destinées à coordonner leurs luttes, mais bien un lobby profondément intégré aux structures de l'Union européenne. Elle constitue au contraire un pilier et un soutien actif de la construction européenne actuelle et se borne tout au plus à émettre de vagues critiques sur l'absence d'une réelle « Europe sociale » et à organiser des mobilisations isolées et sans lendemain.

Il faut d'ailleurs souligner la responsabilité particulière de la CES dans le manque de préparation du mouvement ouvrier face à l'offensive d'austérité actuelle et dans l'ampleur même de ces plans. En effet, lorsque les premières mesures d'austérité ont frappé les pays baltes, l'Irlande et l'est de l'Europe dès 2008-2009, la CES n'a pas bougé le petit doigt pour alerter ses organisations affiliées, ni organiser une riposte solidaire effective. Au cours de la longue crise grecque, son attitude a été marquée par la même absence de réaction. Il va sans dire qu'une telle passivité n'a pu qu'encourager les capitalistes européens à lancer partout les mêmes mesures appliquées sans opposition internationale notable aux pays baltes, à l'Irlande, dans les pays de l'est européen et en Grèce.

En dépit de la nature de la CES et du caractère tardif et limité de la mobilisation du 29 septembre, lancée sans perspective concrète future, cette manifestation doit malgré tout constituer un succès massif afin d'en appeler d'autres, sur de meilleures bases. Les travailleurs-euses, en Belgique comme ailleurs, doivent massivement répondre présents aux mobilisations européennes contre l'austérité, quelles que soient leurs faiblesses, à la fois pour commencer à modifier le rapport de forces face aux classes dominantes, mais aussi pour mettre sous pression leurs propres directions syndicales.

Pour le mouvement ouvrier européen, la seule voie possible et réaliste afin de bloquer les attaques antisociales et passer à la nécessaire contre-offensive à l'échelle européenne, est un plan d'action déterminé et croissant, autour d'une exigence claire: le retrait pur et simple de toute mesure d'austérité sur le dos des travailleurs et des allocataires sociaux. Si la CES est incapable de mener une telle orientation, elle doit être écartée et remplacée par une coordination syndicale européenne à même de l'appliquer.

Belgique: en attendant Godot?

Le rassemblement en défense des prépensions et des retraites organisé par le front commun à Bruxelles le 15 septembre dernier a de quoi susciter l'inquiétude et des interrogations quant à la volonté des sommets syndicaux d'engager une réelle épreuve de force afin de défendre leurs affiliés. 4000 syndicalistes étaient attendus. Ils n'étaient pas plus de 2.500, et dans une ambiance pour le moins morose et peu combative.

Les déclarations des dirigeants syndicaux dans la presse ne sont pas non plus très rassurantes. Si, pour la FGTB, « l'austérité, c'est non! », cette juste opposition de principe ne se traduit pas sur le terrain pratique des mobilisations. Quant à la CSC, elle semble déjà engagée dans la voie de la résignation. Elle se refuse, par exemple, à exiger la suppression des intérêts notionnels. Dans le cadre des prochaines négociations pour un nouvel Accord interprofessionnel, elle demande des « formations » pour les travailleurs plutôt que des hausses des salaires, et cela face à un patronat qui, lui, n'hésite pas à exiger un saut d'index. Pire encore, pour Claude Rollin, secrétaire général du syndicat chrétien, l'austérité doit être menée « avec équilibre » et « il ne faudra pas aller trop fort, trop vite »!

Le 29 septembre, le front commun syndical belge (FGTB-CSC-CGSLB) veut mobiliser 50.000 travailleurs-euses, ce qui constituerait une réussite. Mais, et ensuite? Le prétexte invoqué par certains d'une absence de tout plan d'austérité, vu l'absence d'un gouvernement, ne peut plus continuer à être invoqué à l'infini pour justifier la passivité actuelle. En outre, la crainte de « déstabiliser » encore plus un pays qui traverse une grave crise institutionnelle en menant une lutte sociale revient en réalité à ligoter les mains et les pieds des travailleurs alors qu'ils sont directement dans le collimateur. A la fois par une réforme de l'Etat, dont tout indique clairement qu'ils en feront les frais, et par une offensive patronale et gouvernementale d'austérité dont on connaît parfaitement l'ampleur: 25 milliards d'économies!

L'unité FGTB-CSC est indispensable pour faire face à ces deux défis. Mais à condition que cette unité se construise, non pas sur la résignation et sur le plus petit dénominateur commun, mais bien sur un programme et un plan d'action déterminés. Un programme centré sur une répartition radicale du temps travail et des richesses, en prenant l'argent là où il est. Un plan d'action pour impulser une mobilisation d'ensemble, jusqu'à la grève générale, afin de refuser que les travailleurs et les allocataires sociaux paient le moindre centime de ces 25 milliards d'austérité et d'une réforme de l'Etat qui vise à miner le caractère fédéral de la Sécurité sociale.

Dans le contexte actuel, il n'est plus possible de poursuivre avec le train-train de la concertation sociale, qui consiste à attendre patiemment de s'asseoir à la table des négociations en ne faisant appel à la base qu'au tout dernier moment. Bloquer l'offensive d'austérité et la réforme antisociale de l'Etat nécessite d'imposer, dès maintenant, un rapport de forces préalable et conséquent qui ne tombera pas du ciel par des manifestations routinières « presse-bouton ». Il doit au contraire être préparé par des mobilisations croissantes et par une intense campagne d'explication populaire, au coeur des entreprises et parmi les allocataires sociaux. Une « Opération vérité » qui dénonce les responsabilités de la crise, pour convaincre et mobiliser autour de la nécessité d'un tel programme et d'un plan d'action déterminés.

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