Une forme de lutte épatante: ralentir les cadences. Interview de Liliane Minner, ouvrière et déléguée FGTB chez Godiva
Par Liline Minner, Guy Van Sinoy le Vendredi, 06 Août 2010 PDF Imprimer Envoyer

Début mars 2010, la direction de l'usine Godiva à Bruxelles (production annuelle de 2,5 à 3 millions de tonnes de pralines, principalement pour l'exportation) a annoncé son intention de restructurer: fermer l'unité d'emballage manuel des pralines pour confier ce travail à un atelier protégé, avec la perte de 89 emplois (87 ouvriers, 2 employés). Immédiatement, la FGTB, majoritaire dans l'entreprise, et la CSC ont mobilisé le personnel pour organiser la résistance. La Gauche a rencontré Liliane Minner, ouvrière chez Godiva et déléguée principale FGTB.

La Gauche: Depuis quand l'usine Godiva existe-telle? Comment le travail est-il organisé?

Liliane Minner: "L'usine Godiva existe depuis 1928. En 1975, elle a été totalement reprise par la multinationale américaine Campbell Soup. J'ai été embauchée un peu après. D'abord comme ouvrière saisonnière, avec des contrats à durée déterminée, puis avec un contrat à durée indéterminée. En 2008, Campbell Soup a revendu Godiva au groupe turc Yildiz-Ulker.

Godiva engage toujours du personnel saisonnier, d'août à décembre, pour faire face à la haute saison de production. Dans ce type d'industrie, la majorité des ouvriers sont des ouvrières qui occupent généralement des postes non qualifiés, tandis que les hommes sont plus qualifiés (mécaniciens, électriciens, chocolatiers). Il y a des différences de salaire importantes selon la catégorie. Le salaire des emballeuses est parmi les plus bas (catégorie 2). En début de ligne, des filles ont la catégorie 3, mais les différences de salaire sont très minimes. Tandis qu'en production, certaines catégories vont jusque la 10.

On travaille en trois équipes: 6h à 14h, 14h à 22h, une équipe de nuit et une équipe de jour. La prime d'équipe s'élève à 13% pour les équipes 6-14, 14-22, à 37% pour l'équipe de nuit. Nous avons droit à deux pauses de 10 minutes par jour et le temps de repas (30 minutes) est payé pour les travailleurs en équipes."

LG: Aviez-vous connu des restructurations auparavant?

LM: "Nous avons connu une restructuration en 1994, à l'époque de Campbell Soup. Il n'y a pas eu de licenciements secs et un certain nombre de travailleurs sont partis en prépension aux conditions du secteur, c'-est-à-dire à 58 ans avec un complément d'indemnités payé par l'employeur équivalant à 50% de la différence entre le salaire et l'indemnité de chômage. A l'époque, j'étais toute jeune déléguée: j'ai eu un premier mandat en CPPT en 1991 et en Conseil d'entreprise en 1995."

LG: Que s'est-il passé lors de l'annonce du plan de restructuration actuel?

LM: "Le 2 mars, lors d'un Conseil d'entreprise extraordinaire, la direction a annoncé qu'elle fermait l'atelier d'emballage sans pour autant établir une liste nominative de travailleurs qui perdraient leur emploi. Dès la fin du Conseil d'entreprise, le temps que nous informions par téléphone la centrale syndicale, la direction avait déjà rassemblé tout le personnel, ouvriers et employés confondus afin de donner l'information à sa manière. Nous avons fait cesser immédiatement cette assemblée en demandant au personnel ouvrier de sortir. La direction et les employés sont sortis à leur tour. Puis nous avons fait rentrer tout le personnel ouvrier pour tenir cette fois une assemblée d'information organisée par la délégation syndicale. Nous avons immédiatement organisé un arrêt de travail pour les trois équipes et nous avons occupé le réfectoire. Pendant toute la journée, la direction a essayé de nous démobiliser en disant qu'elle comprenait que nous étions sous le choc de l'annonce et que nous pouvions rentrer à la maison.

Le lendemain matin on a fait une nouvelle assemblée générale, toutes les équipes ensemble. Nous avons expliqué que la restructuration était principalement due aux charges financières qui pèsent sur l'entreprise depuis son rachat par Yildiz-Ulker. Nous avons aussi décidé de passer à l'action sous deux formes: le blocage de l'entrée des fournitures et de la sortie des produits finis, ainsi que la baisse des cadences de production, y compris pour l'emballage. Très vite, nous avons compris que l'ensemble du personnel pouvait être touché et nous sommes parvenus à créer un profond élan de solidarité entre tous les travailleurs."

LG: Concrètement, comment avez-vous organisé le ralentissement de la production? Car cela demande un niveau de conscience et de mobilisation élevé.

LM: "Les premiers jours, la direction a continué de répéter qu'elle comprenait notre action. Mais au bout de huit jours, le ton a changé. Elle nous a demandé d'ouvrir les accès car nous avions barricadé les entrées de fournitures et les sorties de marchandises produites avec des piles de palettes qui ne pouvaient être déplacées que par des caristes ayant le brevet technique pour conduire les élévateurs électriques. Or, dans le personnel de cadre, personne ne dispose d'un tel brevet. Nous avons ralenti les cadences de production de deux manières: d'abord en doublant le temps de pause (60 minutes de repas au lieu de 30 minutes, 2 fois 20 minutes au lieu de 2 fois 10 minutes), d'autre part en ralentissant la chaîne. A l'emballage, on a ralenti de plus de 50% et à la production de 30 à 35%."

LG: Comment a réagi la direction?

LM: "Au bout d'une semaine, la direction a d'abord tenté de casser la solidarité entre les travailleurs en mettant le personnel du département de la production en chômage économique pour motif de force majeure (la fermeture du département emballage). Nous avons rencontré la direction et un accord est intervenu pour débloquer les entrées et sorties tout en maintenant un rythme de production ralenti. En échange, personne n'a été mis en chômage économique.

Au cours des six semaines de lutte, nous avons fait aussi deux journées de grève complète: le jour où nous avons rencontré les responsables politiques qui ont en charge l'Emploi, et le jour de réunion de la Commission paritaire."

LG: Qu'a donné cette conciliation?

LM: "En réunion de conciliation, l'employeur s'est engagé à tenter de trouver des alternatives à la fermeture de l'emballage. Nous avons donc repris le travail, toujours au ralenti. La direction a proposé trois alternatives, qui n'en étaient pas de véritables car elles aboutissaient toutes à la suppression des postes: soit la délocalisation de l'emballage en Turquie avec maintien de 10 postes de travail d'emballage en Belgique en atelier protégé; soit la robotisation complète de l'emballage; soit la fermeture pure et simple de l'emballage avec sous-traitance totale en atelier protégé. La direction a confirmé qu'elle préférait cette troisième solution. Cela ne correspondait donc pas à ce que la direction s'était engagée à la réunion de conciliation.

Nous avons donc décidé de bloquer à nouveau les entrées et les sorties en respectant des normes de sécurité (en aménageant des passages pour le personnel en cas d'incendie). C'est à ce moment-là que la direction a décrété trois jours de lock-out. La direction voulait impressionner les travailleurs en menaçant de fermer définitivement toute l'usine et à la fois pousser le cabinet de Joëlle Milquet à intervenir dans le conflit."

LG: Qu'est-ce qui a résulté de cette deuxième conciliation?

LM: "Un accord cadre a été proposé le 9 avril: sur les 87 emplois être initialement supprimés, 12 emplois seront sauvés (postes de travail supplémentaires à l'atelier de production), 69 personnes (de l'emballage ou de la production) seront prépensionnées à 52 ans (avec 80% de la différence entre le salaire et le montant de l'indemnité de chômage); 6 personnes malades de longue durée seraient licenciées (avec une indemnité égale à 4 fois la période de préavis). Une période d'adaptation de 18 mois est prévue: si les ouvrières de la production ne s'adaptent pas, (car le travail est plus dur en production) elles pourront partir avec une indemnité égale à 4 fois la durée de préavis. La direction de Godiva a donné son accord sur ce cadre de même que les syndicats, mais sans le signer. Cet accord cadre a été soumis au vote en assemblée et les travailleurs l'ont accepté.  A ce moment-là, le travail a repris normalement mais avec un rythme qui n'a plus jamais été 100% de ce qu'il était auparavant, surtout à l'emballage."

LG: Et depuis lors, est-ce que l'accord social a été finalisé?

LM: "Le 21 avril, nous avons signé la clôture de la première phase de la loi Renault (informations, questions), puis nous avons déposé nos revendications dans le contexte de l'accord cadre: une prime de départ de 1.000€ par année d'ancienneté, le calcul de la rémunération mensuelle de référence sur une base de 201 heures (de manière à y intégrer le pécule de vacances, la prime de fin d'année et le montant des chèques repas). L'employeur a tout refusé car il considère qu'il n'y a plus de phase de négociation. Les deux parties se sont retrouvées à nouveau en conciliation devant le chef de cabinet de Milquet qui ne nous a pas soutenus.

Nous avons appris entre-temps que l'employeur avait prévu une enveloppe budgétaire insuffisante pour assumer le coût social de la restructuration: 4 millions d'euros pour pré-pensionner 69 travailleurs et en licencier 6 autres alors que les travailleurs concernés sont les plus anciens avec les salaires plus élevés. Nous avons tenté d'expliquer qu'il était illusoire de croire qu'on pouvait conclure un accord social avec une enveloppe aussi restreinte.

Nous avons alors une proposition de compromis: le calcul sur une base de 173 heures mensuelles (au lieu de 201) en ne tenant pas compte de la prime de fin d'année et avec la contrepartie des chèques repas en capital. La direction ne veut pas entendre par des chèques repas. Il y a donc nettement discrimination car pour la prépension des employés, l'employeur tient compte de tout. Nous avons des preuves en mains. Nous sommes donc en moment à nouveau dans une situation de blocage et la lutte n'est pas finie.

Propos recueillis par Guy Van Sinoy

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