Dossier: Union européenne: le capital passe à l’attaque. Analyses et alternatives
Par Sandra Invernizzi, Jan Malewski, Özlem Onaran, Michel Husson le Mardi, 03 Août 2010 PDF Imprimer Envoyer

De même que les gouvernements de toute l'Europe mènent une offensive d'austérité, en Belgique, la future coalition gouvernementale, quelle que soit sa composition, suivra la cadence. Les travailleurs/euses ne peuvent rien attendre de partis traditionnels qui ne remettent nullement en cause la logique du système. Plus que jamais, une mobilisation importante du mouvement ouvrier est nécessaire et vitale.

Il y a 2 ans, les banques subissaient les conséquences désastreuses de la crise des subprimes qu’elles avaient elles-mêmes créée avec leur soif de profit sans fin. Pour sauver les banques, et donc l’économie privée, les États se sont endettés auprès de ces mêmes organismes financiers qui ont profité de ce soutien généreux. Résultat, des États endettés, préalablement enfermés dans le carcan du Pacte de stabilité de l'Union européenne, en sont à devoir « justifier » et « corriger » leurs dépenses publiques auprès des agences de notation.

Cette crise et sa gestion démontrent de manière éclatante la nature de cette Union européenne, un vulgaire instrument aux mains des capitalistes qui leur permet de se servir de l’argent public quand ils en ont besoin et d’imposer des mesures d’austérité lorsque la manne publique n’est plus suffisamment plantureuse… Le capital, le marché « libre », le libéralisme et la course aux profits sont des intouchables, tandis que les travailleurs/euses et les droits sociaux restent une variable d’ajustement de l’économie, malléables et exploitables à l’infini.

Maintenant, l'Union européenne entre dans une phase encore plus redoutable et sans scrupule. Après avoir essuyé les plâtres en faisant payer l'éclatement de leurs bulles financières par les États, les spéculateurs passent à la vitesse supérieure et dictent directement aux gouvernements-complices leur fonctionnement économique pour pouvoir ensuite prélever leur part. Un seul mot d'ordre dans toute l'Europe : il faut que les États soient solvables et pour cela, les dépenses publiques doivent être réduites de manière drastique.

Toujours assurés du dévouement des dirigeants, qu'ils soient libéraux ou sociaux-démocrates, l'UE et le FMI n'ont eu qu'à annoncer la couleur et les gouvernements ont fait le reste. Le PASOK socialiste grec, l'alliance des conservateurs et des sociaux-démocrates de Grande Bretagne, le socialiste espagnol Zapatero, les Portugais « de gauche » et les Allemands « de droite »… tous suivent à la lettre les instructions : diminution des budgets et des dépenses dans la santé, l'enseignement, l'éducation ; gel et diminution des salaires et des retraites des fonctionnaires ; suppressions de postes dans la fonction publique ; retardement de l'âge de la pension ; privatisation des services publics, augmentation de la TVA, réforme du code du travail pour « simplifier » les licenciements. Le beurre, l'argent du beurre, le sourire de la crémière et les clefs du magasin… Les capitalistes veulent tout et l'Union européenne et ses gouvernements aux ordres vont tout leur donner si on les laisse faire.

Les conquêtes sociales des travailleurs/euses fondent comme neige au soleil devant cette offensive sans précédent. Face à une telle machine de guerre et de destruction sociale, notre seule chance est de nous organiser. Étape par étape et aussi méthodiquement qu'ils nous ont volé nos droits, nous devons les reprendre et notre but doit être clair : si l'Union européenne n'est pas cet instrument de « paix et de progrès » qu'ils nous ont tant vanté, alors nous devons la rejeter, la mettre en crise terminale pour ouvrir la voie à une toute autre Europe : celle des peuples et des travailleurs/euses.

La riposte du mouvement ouvrier commence à se dessiner ; la fin du mois de juin a vu des grèves générales s'organiser en France, Grèce, Espagne, Italie. En Belgique, les syndicats préparent la manifestation européenne du 29 septembre qui aura lieu à Bruxelles, appellée par la Confédération européenne des syndicats (CES). Si nous voulons garder une chance de ne pas voir tous nos droits sociaux broyés par la machine financière européenne, nous ne pouvons que mettre toutes nos forces pour faire que le 29 septembre soit le coup d'envoi d'une mobilisation et d'une grève générale coordonnées à l'échelle européenne et ce, au-delà de l’orientation plus que discutable du mot d'ordre de la CES pour une relance de la croissance.

Sandra Invernizzi


Le Capital passe à l'attaque

Par Jan Malewski

Austérité ! Alors que la crise capitaliste a rebondi sous la forme d’une crise de dette souveraine, qui s’étend de la Grèce vers les autres pays de l’Union européenne, les gouvernements du noyau dur de cette Union ont décidé d’imposer partout une politique d’austérité sans précédent.

Il s’agit, ni plus ni moins, de démanteler ce qui reste des acquis des « États providence », que le capital européen a dû octroyer à l’issue de la seconde guerre mondiale, craignant la puissance du mouvement ouvrier et cherchant à légitimer ses États en reconstruction. Le but annoncé, c’est une réduction de 20 % du pouvoir d’achat des classes populaires, le démantèlement des droits de retraite, de la sécurité sociale et la dislocation-privatisation des services publics.

État, instrument néolibéral

Pour ce faire, le capital utilise ses appareils étatiques et ses appareil para-étatiques internationaux (le FMI, la Banque mondiale, la Banque centrale européenne, la Commission européenne…). Il s’est appuyé pour cela sur les théories néolibérales, qui, contrairement au libéralisme classique, ne considèrent pas que « le marché » et « la concurrence » soient « le cours naturel des choses », mais qu’il s’agit de « quelque chose qu’il faut construire » (1). Tout en laissant parler leurs propagandistes sur la diminution du rôle de l’État, pour justifier ainsi les déréglementations et construire ce que les néolibéraux considèrent comme l’essence du marché — la concurrence —, les dirigeants néolibéraux se sont attelés à modifier le rôle des États et des structures para-étatiques.

Pierre Dardot synthétise ainsi ce tournant, en cours depuis plus d’un quart de siècle : « Ce rôle-là est assez nouveau, dans la mesure où, dans la tradition d’un certain libéralisme, (…) on avait une image qui résumait un peu tout et qui était celle de l’État “veilleur de nuit”. L’État veilleur de nuit a d’abord et avant tout pour fonction d’assurer la sécurité des biens et des personnes privés. (…) Les néolibéraux (…) considèrent que l’action de l’État est quelque chose de très important. Ils assument sans aucun complexe l’idée que l’État a à intervenir dans le domaine de l’économie. (…) Il doit intervenir d’abord pour créer là où elle n’existe pas, et ensuite pour faire respecter là où elle existe, la norme de la concurrence, puisque c’est précisément la norme du marché. C’est un État qui édicte des règles sur le plan du fonctionnement de l’économie, ce n’est pas du tout un État qui reste complètement en retrait et “laisse faire”. » (2) L’objectif des appareils étatiques et para-étatiques ainsi conçus, c’est de « transformer toutes les relations sociales », comme Nicolas Sarkozy l’a dit, à propos de la loi sur l’auto-entreprenariat, devant les mille premiers auto-entrepreneurs qu’il avait invités, ou, comme l’avait formulé Margaret Thatcher bien avant lui, « de changer ou transformer le cœur et l’âme » (3).

Le « consensus de Washington », les traités de l’Union européenne, de Maastricht à Lisbonne, les multiples « réformes » — visant à démanteler las acquis des réformes progressistes, donc en réalité des contre-réformes — votées dans les Parlements nationaux ont permis de préparer le terrain et de commencer la transformation de la société, de créer les conditions pour « que les individus soient placés dans des situations telles qu’ils ne puissent pas faire autre chose que d’agir dans le sens qui est précisément souhaité (…), obtenir des individus par ces incitations qu’ils se conduisent comme on veut qu’ils se conduisent, sans avoir à le leur rappeler sans cesse et sans avoir à leur commander sans cesse ce qu’ils doivent faire. » (4).

Ainsi, il ne s’agit pas de liquider le système des retraites, mais de le vider de son contenu, en réduisant leur montant de façon à obliger les individus à « choisir » le recours à des Fonds de pensions. Non pas privatiser complètement le système de santé, mais supprimer tous les services qui peuvent être rentabilisés de manière à développer le secteur privé que les citoyens devront « choisir ». Ne pas supprimer les logements sociaux, mais en accroître les loyers de manière à pousser tous ceux qui peuvent encore économiser un peu (et même au-delà, comme l’a montré la récente crise de l’immobilier) à s’endetter pour acheter des logements. Non supprimer le droit public, mais en conserver la coquille vidée de sa substance « en faisant en sorte que ce soit le droit privé qui l’emporte de plus en plus, y compris à l’intérieur de l’organisation de l’État et de ses services administratifs (…), de telle sorte que précisément les agents du service public deviennent eux-mêmes des équivalents des auto-entrepreneurs ou plutôt de petits entrepreneurs de soi » (5).

Les tests réalisés

Au contraire de ce que de nombreux observateurs annonçaient fin 2008, les interventions des États venant au secours des profits des banques et des secteurs « stratégiques » de l’industrie, n’étaient nullement une rupture avec cette conception du rôle des appareils étatiques. Il s’agissait d’une intervention dans le domaine de l’économie, au service des secteurs dominants du capital, de manière à reconstituer les conditions de leur fonctionnement. Les appareils étatiques et les institutions internationales prenaient la relève du capital privé en crise, garantissant ainsi les profits des secteurs dominants. Le rétablissement rapide des profits bancaires en 2009 en a été le résultat.

En même temps il s’agissait de tester, d’abord dans les pays périphériques les plus touchés — en Irlande, en Lettonie, en Lituanie, en Hongrie, en Islande —, de nouveaux mécanismes de « gouvernance », des attaques brutales contre les acquis du salariat. Le résultat a été jugé positif. Des centaines de milliers de personnes étaient descendues dans les rues pour protester, mais les États ont tenu bon, même si, ici où là, les gouvernements ont dû passer la main à d’autres, poursuivant la même politique, ou que les partis gouvernementaux ont enregistré quelques échecs électoraux.

Pour la première fois les salaires nominaux dans la fonction publique ont été réduits : dès 2008 (puis à nouveau en 2009) en Irlande de 5 % à 15 %, en Islande (réduction de 5% à 10 %) et en Hongrie (salaires gelés pour deux ans, suppression du 13ème mois en octobre 2008), dès 2009 en Lettonie (en septembre, réduction de 50 % des salaires des enseignants) et en Lituanie (réduction de 20 % à 30 %). Depuis les mêmes mesures sont en train d’être imposées en Grèce (réduction des salaires de l’ordre de 25 % toutes mesures déjà annoncées confondues et leur gel pour 5 ans), en Espagne (réduction des salaires de 5 % suivi du gel), au Portugal (gel pour 4 ans), en Roumanie (baisse de 25 %)… Le projet visant en France à augmenter dans la fonction publique les « cotisations » (6) de retraite des salariés n’a d’autre but que celui de réduire les salaires des fonctionnaires.

Dans toute l’Europe l’âge de départ à la retraite et le nombre d’années devant être travaillées ont été augmentés ou sont en cours d’augmentation, pour réduire les pensions versées. En Lettonie le gouvernement a été au-delà, décidant de baisser le montant nominal des pensions de 10 % à 70 % au 1er janvier 2010. La loi votée a été déclarée « illégale » par la Cour constitutionnelle, saisie par 9 000 retraités — à refaire donc, mais la brèche a été ouverte. Le gouvernement roumain a déjà annoncé une baisse des pensions de 15 %, le gouvernement grec les a gelées tout en envisageant de faire passer l’âge de départ à la retraite à 67 ans.

Il en va de même de la TVA. La restauration du capitalisme dans les pays de l’Est avait d’abord permis de tester le mécanisme, dans des conditions, il est vrai, de grande confusion — il était possible d’annoncer une « modernisation » et « une mise à niveau ». Cet impôt indirect et particulièrement inégalitaire — il touche beaucoup plus lourdement les revenus modestes et permet ainsi les réductions considérables des impôts sur le capital (et donc aussi la propagande sur « la baisse des impôts ») sans réduire les recettes budgétaires — a été établi au début des années 1990 dans toute l’Europe de l’Est, augmentant de même les prix (et donc réduisant les salaires réels) de 18 % à 20 %.

Dans la foulée la même mesure a été mise en place en Islande (24,5 % en 1990). Un peu plus tard, du fait de la guerre, en Croatie (23 % en 1998), en Bosnie (17 % en 2006) et au Kosovo (16 %). La réussite de l’opération inspire les gouvernements de la « vieille Europe » : depuis 1994 en Allemagne le taux normal de TVA a été augmenté de 4 % (et de nouvelles augmentations se préparent), en France de 1 %, à Chypre de 5 %, en Grèce de 5 %, à Malte de 3 %, au Portugal de 5 %, en Espagne de 1 % (et une nouvelle augmentation est annoncée), en Hongrie de 5 %, en Estonie de 2 %, en Lettonie et en Lituanie de 3 %… Il semble que le taux pour l’instant maximal au sein de l’Union européenne (25%), appliqué au Danemark, en Suède et depuis peu en Hongrie, constitue l’objectif. Les augmentations touchent également les taux réduits (par exemple plus 5 % en République Tchèque depuis 2004, plus 2 % en Grèce en mai), réservés dans certains pays aux produits de première nécessité.

A tout cela il faut ajouter les réductions des allocations sociales, les réductions de l’emploi dans les services publics, les transferts sur les budgets locaux des dépenses centrales sans les accompagner d’un transfert équivalent de recettes… Autrement dit, au nom de la « lutte contre la crise », il s’agit de poursuivre, en passant à une vitesse supérieure, ce qui a été à l’origine de la crise actuelle : le déclin de la part du travail dans les revenus globaux depuis 1980 (7). Les choix du gouvernement irlandais sont de ce point de vue exemplaire. La cure d’austérité a préservé un seul acquis, celui du capital : l’impôt ultra-réduit de 12,5 % sur les bénéfices a été préservé ! Le 8 juin le gouvernement hongrois de Viktor Orban, qui a récemment remplacé le gouvernement social-démocrate impopulaire après les précédentes mesures d’austérité, a suivi l’exemple : le nouveau plan d’austérité, qui comprend le gel des salaires de la fonction publique et de nouveaux impôts de 16 % pour tous, prévoit également de réduire de 19 % à 10 % les impôts sur les bénéfices inférieurs à 1,77 million d’euros !

Attaques coordonnées, réponses éclatées

Cependant, toutes ces attaques n’ont pas été simultanées au cours des dernières années. Dans un cadre commun, déterminé à l’échelle de l’Union (par exemple au travers du dit « Pacte de stabilité et de croissance »), chaque gouvernement européen pouvait adapter sa politique aux conditions particulières de son pays, agissant à son rythme sur des leviers des impôts, des dépenses sociales, des salaires et de l’emploi public, etc. Cela correspond à des contraintes objectives :

* L’Union européenne n’est pas un État achevé au sens classique et les choix qui ont orienté la construction de cet appareil supranational tiennent compte du fait qu’il y a « des capitalismes européens », des intérêts de chaque classe capitaliste au plan national et au plan international, mais pas « un capitalisme européen » en tant que tel. La mondialisation capitaliste a projeté directement au plan mondial les économies et les projets de chaque bourgeoisie. Les plus grandes entreprises et les banques européennes se sont croisées avec des entreprises américaines ou de pays émergents dans le transport aérien, l’automobile, l’industrie pharmaceutique… S’il existe quelques grands groupes proprement européens, tel EADS, ils font exception. Les classes dominantes européennes se sont saisies du marché unique pour conquérir de nouvelles parts de marché dans le monde globalisé plutôt que pour construire une Europe économiquement, socialement et politiquement intégrée.

* Après le début des mobilisations européennes — les marches européennes lors du sommet de l’UE à Amsterdam en 1994, suivies de plusieurs manifestations syndicales au cours des années qui ont suivi, ainsi que la grève de décembre 1995 en France — et l’échec de la tentative de légitimer une orientation politique néolibérale à l’échelle de l’Union au travers du Traité constitutionnel européen, les gouvernements européens se sont gardés de susciter une réponse sociale généralisée.

La crise capitaliste mondiale a cependant accéléré le processus. Après avoir exigé que la Grèce, le Portugal et l’Espagne pratiquent une austérité brutale, Angela Merkel vient d’annoncer de nouvelles mesures en Allemagne dont la réduction des emplois dans la fonction publique (10 000 à 15 000 emplois supprimés d’ici 2014), de nouvelles taxes et la réduction des prestations sociales (allocations familiales, allocations de chômage, etc.), pour ne pas « défavoriser la compétitivité » de l’industrie allemande. Le nouveau gouvernement conservateur britannique prépare une baisse draconienne des dépenses publiques. En France, le gouvernement Sarkozy, devant tenir compte de son impopularité, a choisi le terrain des retraites pour passer à l’attaque, tout en préparant aussi en catimini un budget d’austérité pour 2011. La norme néolibérale de la concurrence est ainsi une spirale descendante sans fin : d’abord on exige que les clients se serrent la ceinture, puis il faut la serrer à ceux qui produisent et ainsi de suite. Si la politique d’austérité annoncée en Allemagne n’est pas défaite, elle s’étendra aux autres pays du centre, puis justifiera de nouvelles coupes sombres dans les pays périphériques.

La faiblesse de réponses du salariat à l’échelle de l’Union européenne aux coups de butoir successifs en Irlande, en Hongrie et dans les pays baltes, puis en Grèce, en Espagne et au Portugal a changé la donne. On assiste à une généralisation simultanée des attaques contre les travailleurs. La gestion de cette crise est un révélateur : l’Europe néolibérale est un carcan, et l’euro un instrument de discipline salariale et sociale, réalisant son projet commun de manière éclatée, pays par pays.

Adaptées à la réalité socio-économique et politique de chaque pays, les grandes lignes des plans d’austérité reprennent les mêmes axes : réduction des déficits, gel des dépenses, réduction du nombre d’emplois publics, baisse des salaires, baisse des retraites, allongement de la durée du travail en différant l’âge légal de départ à la retraite. L’objectif de réduction des déficits va jusqu’à l’exigence allemande — relayée par la France — de faire contrôler les budgets de chaque État par les institutions européennes, en fait par l’Allemagne.

Au sommet de l’UE, malgré les tensions persistantes entre les dynamiques divergentes de chaque classe capitaliste sur le plan national et international, du fait de la place occupée dans l’économie mondiale et dans la division du travail — la puissance financière du capital britannique, le rôle du capital allemand sur le marché des biens d’équipement industriels, les spécialisations du capital français adossé à l’État dans le nucléaire, l’industrie d’armements, l’aéronautique ou les transports… —, les intérêts de classe immédiats prévalent. Nous avons affaire à une politique coordonnée, une guerre de classe du capital contre le travail.

Reprendre l’initiative

Il n’en va pas, pour le moment du moins, de même du côté des travailleurs. Dans les pays baltes, puis en Grèce, en Roumanie, au Portugal, en Espagne les attaques gouvernementales ont provoqué des mobilisations populaires importantes, souvent des manifestations d’ampleur historique. Mais elles restent éclatées, dans le temps et dans l’espace. Et les batailles menées ne se signalent pas (encore ?) par la capacité de formuler une réponse revendicative à la hauteur de la crise et des agressions des plans d’austérité.

En Europe, la nouvelle simultanéité, même relative, des attaques du capital, devrait aider à la coordination des résistances. Les plans d’austérité convergent, suscitent des mobilisations dans chaque pays, il ne manque que la volonté ou l’imagination pour réaliser un « tous ensemble ! » européen. La Confédération européenne des syndicats (CES) s’est pour le moment limitée à proposer une manifestation à Bruxelles, le 29 septembre prochain — un mercredi, c’est-à-dire qu’en absence d’un appel à la grève à l’échelle de l’UE il s’agirait d’un énième déplacement dans la capitale européenne de quelques milliers de permanents syndicaux. Pourtant les plans d’austérité annoncés mettent en danger y compris les avantages acquis des bureaucrates syndicaux… Et les syndicats de l'État espagnol appellent à une grève générale ce même jour…

« Du côté du mouvement social, la crise a des effets contradictoires », écrit Michel Husson (8). « D’un côté, elle donne raison aux critiques d’un système dont les fondements mêmes sont percutés par une crise dont l’ampleur démontre l’instabilité chronique et l’irrationalité croissante. Mais, d’un autre côté, elle contraint les luttes à une posture de défense souvent éclatée. Cette tension a toujours existé mais elle est portée à son paroxysme par la crise : il faut à la fois se battre pied à pied contre les mesures de “sortie de crise“ et ouvrir une perspective alternative radicale. »

Sortir de la crise implique une modification significative de la répartition des revenus, au détriment du capital et en faveur du travail. Il faut réduire les inégalités: d’un côté par l’augmentation de la masse salariale, tant les salaires directs que les salaires socialisés (la protection sociale), de l’autre par une modification de la fiscalité au détriment des dividendes, qui n’ont aucune justification économique ni utilité sociale. La réduction des déficits budgétaires n’est possible que par la fiscalisation de toutes les formes de revenus qui ont été dispensées d’impôts à la suite des « réformes » néolibérales. « Les justifications, aussi bien techniques que politiques, d’une nationalisation du système bancaire sont à nouveau apparues avec force : le plan de sauvetage de l’euro est en fait un nouveau plan de sauvetage des banques européennes, qui détiennent en grande partie la dette grecque et celle d’autres pays menacés de spéculation. Pour mettre à plat toutes ces dettes entremêlées, la meilleure solution serait une nationalisation intégrale, permettant une fois pour toutes de compenser, rééchelonner ou solder ces dettes. Les dettes publiques, outre l’impact mécanique de la crise sur les recettes, correspondent pour l’essentiel au cumul des cadeaux fiscaux aux entreprises et aux rentiers. La logique voudrait qu’elles soient annulées, ou largement restructurées. » (9)

Pour répondre à la « crise de la dette » il faut donc des solutions radicales. Des propositions dans ce sens existent : « Annulation de la dette publique, audit citoyen pour annuler cette dette, expropriation des banques pour les transférer au secteur public, nationalisation des banques ou service public bancaire unifié sous contrôle des travailleurs et des peuples », voilà quelques revendications qui sont avancées par le Comité d’annulation de la dette du tiers- monde (CADTM) ou des appels internationaux soutenus par la gauche révolutionnaire britannique, le Bloc de gauche portugais, le Parti polonais du travail ou le Nouveau parti anticapitaliste de France (10). De telles revendications constituent « un pont », ouvrent un passage, entre les mobilisations défensives contre les mesures visant le démantèlement des acquis et les aspirations à « un autre monde possible ».

Tant la radicalité des solutions à la crise capitaliste que l’ampleur de l’offensive lancée par les représentants du capital en Europe imposent la construction d’un rapport de forces social. A la fois la faiblesse des traditions de mobilisations européennes et les postures éclatées des mobilisations défensives actuelles dans divers pays, comme le conservatisme « national » qui domine les organisations ouvrières, politiques et syndicales, et l’affaiblissement relatif des forces altermondialistes en Europe (11), impliquent que les anticapitalistes fassent preuve d’imagination et de capacité d’initiative en s’attelant à cette tâche. Cela signifie à la fois oser prendre l’initiative d’actions européennes, regroupant celles des forces politiques, syndicales et associatives déjà prêtes, même si de telles actions seront au début minoritaires, afin d’indiquer la voie d’une mobilisation possible (12). Mais aussi saisir toutes les occasions — même si elles apparaissent routinières, comme la manifestation à l’appel de la CES en septembre prochain — pour en faire des mobilisations les plus massives et les nourrir de revendications radicales que la situation impose, en particulier l’exigence de l’annulation de la dette publique (13) et de la socialisation du système bancaire et de crédit, une revendication que la justification par les gouvernements des plans d’austérité et le caractère illégitime de la dette aux yeux des masses rend aujourd’hui naturellement compréhensible.

Cela implique aussi pour les anticapitalistes d’établir des liens de solidarité et de coopération entre les mobilisations nationales contre les plans d’austérité qui se développent dans divers pays, dans le but de lutter ensemble contre les plans d’austérité de l’Union européenne. Car si, comme l’indiquent les sondages, la grande majorité des travailleurs européens est hostile aux diverses mesures d’austérité, elle est aussi désorientée et manque de confiance dans la possibilité de s’y opposer. Les expériences des mobilisations éclatées et éparpillées des dernières années, menées de manière routinière par les directions syndicales, qui n’ont en général pas permis de bloquer la politique néolibérale — à l’exception, significative, de la mobilisation contre le payement de la dette en Islande, qui après avoir imposé l’organisation d’un référendum a vu 93,2 % des votants rejeter le projet gouvernemental — pèsent aujourd’hui. En sortant de la routine, des initiatives européennes de lutte peuvent aider à changer ce climat.

Paru dans: Inprecor N° 562-563, juin-juillet 2010

Notes:

1. Cf. Pierre Dardot (auteur, avec Christian Laval, de La Nouvelle Raison du monde, La Découverte, Paris 2009), « Qu’est-ce que la rationalité néolibérale ? Sa généalogie, la question de la démocratie, le projet alternatif » (réunion mensuelle du « Club socialisme maintenant » du 13 mars 2010) : http://www.socialisme-maintenant.org

2. Ibid.

3. Ibid.

4. Ibid.

5. Ibid.

6. Le terme de « cotisations » est dans ce cas un abus, car les fonctionnaires en France ne disposent pas d’une caisse de retraite (contrairement aux salariés du privé) mais c’est le budget de l’État qui prend en charge leurs retraites et les ressources de ce budget ne peuvent être affectées à l’avance. Autrement dit, en augmentant ces « cotisations » l’État réduit simplement ses coûts salariaux.

7. Voir à ce sujet l’article d’ Özlem Onaran ci-dessous

8. Michel Husson, « Quelles réponses progressistes », voir ci-dessous

9. ibid.

10. Voir ailleurs dans ce le numéro d’Inprecor n°562-563

11. Dont témoigne la relative faiblesse du dernier Forum social européen à Malmö (Suède) en septembre 2008.

12. L’appel des eurodéputés de gauche à des manifestations massives et coordonnées dans la semaine du 21 au 27 juin 2010 va dans ce sens.

13.Le CADTM propose une démarche allant dans ce sens — exigence d’un « moratoire unilatéral (sans accumulation d’intérêts de retard) sur le paiement de la dette souveraine, le temps de réaliser un audit (avec participation citoyenne) des emprunts publics » — pour « sur la base des résultats de l’audit (…) annuler la dette illégitime ».


Crise fiscale ou de distribution ?

Par Özlem Onaran

C’est un nouvel épisode de la crise mondiale : la lutte pour distribuer les coûts de la crise. Cette crise est le résultat de l’accroissement de l’exploitation et des inégalités depuis les années 1980 à travers le monde.

Le néolibéralisme a tenté de résoudre la crise de l’âge d’or du capitalisme en attaquant fortement les travailleurs. Le résultat en a été un dramatique déclin du pouvoir de négociation des travailleurs et de la part du travail dans les revenus mondiaux après 1980. Mais ce déclin de la part du travail fut pour le système capitaliste la source potentielle d’une crise de réalisation de la plus-value. La réduction du pouvoir d’achat des travailleurs a limité leur capacité de consommer. La défaillance de la demande et les dérèglements financiers ont réduit l’investissement malgré la croissance de la rentabilité. Ainsi, le néolibéralisme a seulement remplacé la baisse du taux de profit et les problèmes de suraccumulation des années 1970 par le problème de réalisation. Les innovations financières et la consommation à crédit, tirée par l’endettement croissant, n’ont offert qu’une solution à court terme à cette crise potentielle de la réalisation. Depuis l’été 2007 cette solution s’est également effondrée. La crise a été modérée par une aide apportée aux banques et par des cadeaux fiscaux.

Maintenant les spéculateurs financiers et les corporations parlent d’une crise « fiscale » ou d’une « crise de la dette publique » et pressent les gouvernements dans divers pays, depuis la Grèce jusqu’à la Grande-Bretagne, pour qu’ils réduisent les dépenses afin d’éviter des impôts sur leurs profits et leur richesse. En acceptant ces réductions, les gouvernements agissent comme si ces mêmes spéculateurs n’étaient pas les bénéficiaires des décennies de politiques néolibérales et les principaux responsables de la crise. Les coupes des dépenses publiques ont été présentées comme « réduisant les pertes » pour voiler le fait que la dette publique n'est que le résultat des aides fournies aux banques, des cadeaux fiscaux anticycliques et des pertes des impôts dus à la crise. La pression sur les salaires associée aux compressions budgétaires est présentée comme une grande nouveauté ! Cependant, la pression visant une réduction de la dette publique constitue une grande menace pour la sortie de la crise. Même en admettant que le fond de la récession a été atteint, le retour à l’expansion, une fois les aides fiscales arrêtés, est pour le moins discutable.

Réduction des salaires et déséquilibres globaux en Europe

Prenant source dans la réduction des salaires, la crise de réalisation est liée aux déséquilibres globaux. Le modèle de la consommation tirée par l’endettement a généré une balance des paiements déficitaire dans des pays comme les États-Unis et la Grande-Bretagne. Ce déficit a été financé par les excédents des pays développés tels ceux de l’Allemagne et du Japon, ceux des pays émergents comme la Chine et la Corée du Sud ou ceux des pays du Moyen-Orient, riches en pétrole. Dans la plupart des cas ces excédents des comptes courants ont été rendus possibles par la réduction des salaires.

Dans le contexte européen, la stratégie de réduction des salaires et d’excédents des comptes courants de pays tels que l’Allemagne a provoqué des déficits de la balance des paiements et un endettement croissant, public ou privé, à la périphérie de la zone euro, en particulier en Grèce, au Portugal, en Espagne et en Irlande, ou en Europe de l’Est, en particulier en Hongrie, dans les États baltes, en Roumanie et en Bulgarie ; mais aussi dans certains pays centraux, comme la Grande-Bretagne et l’Italie. La crise a mis à nu les différences historiques au sein de l’Europe, transformant maintenant la crise mondiale en crise européenne.

Elle a une fois de plus démontré que l’Union européenne, avec ses institutions actuelles, est une union des banques et des corporations. La Banque centrale européenne (BCE), qui agit en tant que prêteur en dernier ressort aux banques européennes privées, n’a pas joué ce rôle dans le cas des gouvernements de la zone euro du fait de son statut légal. Elle n’a pas le droit d’acheter directement aux États membres les bons du Trésor. Non seulement les banques ont été sauvés par la BCE, mais aussi leur environnement macro-économique a été soutenu par la politique fiscale expansionniste et anticyclique pour empêcher la récession de se transformer en Grande Dépression. Maintenant, ce sont encore les mêmes banques qui exigent des taux d’intérêt élevés au nom du risque de défaut des gouvernements dont les déficits budgétaires et la dette publique sont élevés. Elles menacent même de refuser le crédit à ceux qui ne parviendraient pas à réduire ce risque.

Dans des pays comme la Grèce, où l’endettement public et le déficit budgétaire sont élevés et la balance des paiements fortement déficitaire, l’attaque des spéculateurs a conduit le pays au bord d’une crise de la dette publique. Avant la Grèce, en 2009, les pays est-européens avaient subi la même attaque. Après la Grèce, l’attention des spéculateurs se tourne vers le Portugal et l’Espagne…

Le modèle néolibéral, qui a fait des pays européens périphériques des marchés pour les pays centraux sans aucune perspective de rattrapage, constitue la racine du problème actuel. L’absence d’un budget européen suffisamment important et des transferts fiscaux significatifs ciblant des investissements rentables à la périphérie ont empêché une convergence de la productivité par rapport aux pays centraux. Le Pacte de stabilité et de croissance, ainsi que les règlements de la concurrence de l’Union européenne, ont limité la mise en œuvre de politiques industrielles nationales. En l’absence d’une politique industrielle et d’investissements capables d’accroître la productivité, incapables après l’adoption de l’euro d’augmenter leur compétitivité relative en dévaluant leur monnaie, les stratégies concurrentielles ont été fondées, pour l’essentiel, sur la modération salariale, la déréglementation et la précarisation du marché du travail. Mais même cette modération salariale n’a pas sauvé les pays comme la Grèce, le Portugal, l’Irlande ou l’Espagne, alors que l’Allemagne s’était engagée dans une politique salariale et une déréglementation du marché du travail beaucoup plus agressive. La part du travail dans le revenu a brutalement diminué en Europe (voir schéma 1).

Entre 2000 et 2007 le coût unitaire nominal de la main-d’œuvre a diminué de 0,2 % en Allemagne, alors qu’il progressait de 2 % en France, de 2,3 % en Grande-Bretagne et entre 3,2 % et 3,7 % en Italie, en Espagne, en Irlande et en Grèce. C’est en particulier dans les pays périphériques que le coût nominal de la main-d’œuvre a progressé plus rapidement qu’en Allemagne, du fait d’un taux d’inflation plus élevé. Cela ne signifie pourtant pas qu’il n’y avait pas une modération salariale dans ces pays : au cours des décennies 1990 et 2000 les augmentations de la productivité ont largement dépassé celles des salaires réels dans tous les pays occidentaux de l’Union européenne. Non seulement en Allemagne, mais aussi en Italie, en Espagne et au Portugal les salaires réels ont diminué au cours des années 2000, bien que l’écart ait été le plus important en Allemagne. Le grand avantage concurrentiel de l’Allemagne était dû à la réduction des salaires bien plus qu’à une augmentation de la productivité, car cette dernière fut modeste : inférieure, par exemple, à celle observée au cours de la période 1991-2007 aussi bien en Grande-Bretagne qu’en Irlande, en Grèce et au Portugal.

Du fait de la demande intérieure faible, due aux salaires réduits, les exportations furent la principale source de la croissance en Allemagne, ce qui a conduit à une balance de paiement excédentaire au détriment de celles de pays périphériques de l’Union. Car l’Allemagne joue en Europe le rôle mondial de la Chine : excédent commercial, épargne élevée et une demande intérieure basse. Dans les pays périphériques, c’est la demande tirée par l’endettement privé qui a comblé l’écart entre les exportations faibles et les importations fortes. En Grèce, et à un moindre degré au Portugal, les déficits budgétaires ont augmenté en même temps que l’endettement des ménages et des entreprises.

C’est ce qui est à l’origine de la crise de la dette publique dans la périphérie de l’UE, telle qu’elle a éclaté en Grèce en décembre 2009. Après les spéculations sur le défaut de paiement de la Grèce et l’éventualité de sa sortie de la zone euro et après des mois de tergiversations et de crainte envers la Cour constitutionnelle allemande (capable d’annuler tout plan de renflouement comme contraire aux Traités), les États de la zone euro ont décidé de réagir fin mars 2010. Un paquet financier comprenant un prêt substantiel du FMI et une majorité de prêts bilatéraux coordonnés des États de la zone euro a été décidé pour « soutenir la Grèce ». Tout versement financier à la Grèce est conditionné par des mesures d’austérité réalisées par le gouvernement grec, évaluées par la Commission européenne et la BCE. Les prêts ne seront disponibles qu’à la condition que la Grèce ne puisse pas emprunter sur les marchés financiers et ce, à un taux de pénalisation. Mais les spéculateurs ont jugé cette « aide » insuffisante pour résoudre le problème d’insolvabilité de la Grèce et éviter un défaut de paiement.

En avril 2010, alors que les technocrates du FMI et de la zone euro négociaient les conditions de crédit, le taux d’intérêt des obligations d’État de la Grèce en deux ans a grimpé jusqu’à 15 % et les bons du trésor grecs ont atteint le statut d’obligations pourries (junk bonds). La contagion a commencé à menacer l’Espagne et le Portugal, dont les obligations ont également été déclassées ; en Irlande le taux d’intérêt a grimpé et les regards se sont tournés vers les problèmes de dette publique dans les pays centraux, comme l’Italie, la Belgique, la Grande-Bretagne et même les États-Unis. L’augmentation du paquet de garanties financières ne pourra que renvoyer le problème à plus tard.

L’Union européenne ne remet pas en question ce qui a provoqué les déficits, elle ignore les problèmes structurels concernant les divergences de la productivité et les balances commerciales déficitaires provoquées par la politique visant à rendre mendiants ses voisins conduite par les gouvernements allemands. On estime que le paquet originel de 30 milliards d’euros, prévu par les gouvernements de la zone euro, correspond aux dettes grecques auprès des banques européennes — en majorité allemandes et françaises — qui seraient perdantes si la Grèce devait restructurer sa dette (1). Autrement dit, les gouvernements de la zone euro ont sauvé leurs propres banques… Et sous la pression de la spéculation bancaire le montant initialement annoncé a été transformé en première partie d’un paquet plus grand étalé sur trois ans.

Pour les politiciens de l’UE, c’est l’Irlande qui a servi de modèle pour le cas grec. L’Irlande avait déjà réduit de 5 % à 15 % les salaires du secteur public, réduit les allocations sociales et d’autres dépenses dans le but de diminuer le déficit budgétaire de 12,5 % en 2009 à 2,9 % en 2014. Cette brutale austérité lui a valu des félicitations pour avoir « restauré la confiance des marchés » sans l’aide de l’UE. Ce qui n’a pas empêché les spéculateurs d’exiger des taux d’intérêt plus élevés sur les bons irlandais après la contagion de la crise grecque. La Lettonie fut un autre modèle, célébré pour sa « discipline », qui a géré une véritable dévaluation, sans abandonner sont taux de change rigide mais en effectuant des profondes coupes dans les salaires et les dépenses publiques, au prix d’une réduction du PIB de 25 % en deux ans et d’un chômage qui atteint un taux de 22,9 % en 2009.

Il est maintenant demandé à la Grèce de réduire son déficit budgétaire de 13,6 % du PIB en 2009 à 3 % en 2013, en effectuant des coupes dramatiques dans les dépenses, les salaires du secteur public, l’augmentation de l’âge de départ à la retraite, celle des impôts, la vente des terrains publics et — la seule mesure correcte dans ce paquet — la lutte contre l’évasion fiscale. Les mesures d’austérité vont écraser les travailleurs. Pourtant il est peu clair comment ces mesures d’austérité pourraient sauver la Grèce de l’insolvabilité : alors que la récession va s’approfondir, les revenus fiscaux vont diminuer et, en dépit des graves restrictions, le déficit budgétaire ne va pas s’améliorer. Les taux d’intérêt élevés vont également peser sur l’insolvabilité à long terme. The Economist (2) estime que le PIB nominal de la Grèce sera en 2014 inférieur de 5 % et, si le déficit budgétaire est réduit en même temps à 2,6 % du PIB, la dette publique s’élèvera quand même à 153 % du PIB.

En dehors de la zone euro, la Grande-Bretagne constitue un autre acteur important dans la course entre les pays centraux sur la manière et le moment choisi pour réduire le déficit budgétaire. Bien que son déficit soit l’un des plus élevés dans l’Union européenne (11,7 % du PIB en 2009), le bruit fait autour de la dette publique de Grande-Bretagne est surprenant si l’on prend en compte que sa maturité moyenne est de 13,7 ans, que le taux d’intérêt est historiquement bas et que le rapport de la dette au PIB est de 68,6 %. Par ailleurs, une partie de l’accroissement de la dette publique britannique est le fruit d’une baisse du PIB du fait de la récession. Fin 2009 la récession britannique a mué en stagnation ; les restrictions des dépenses publiques, à ce stade, transformeraient la stagnation en une récession plus profonde.

Le présumé effet positif de la réduction du déficit budgétaire est fondé sur l’argument qu’une réduction des emprunts de l’État conduirait à une baisse des taux d’intérêt, relançant la consommation et les investissements. Dans les conditions actuelles, alors que les consommateurs essayent de réduire leur endettement, les investissements sont remis à plus tard du fait de l’incertitude concernant la reprise économique. Les taux d’intérêt sont déjà bas. Cet argument est donc dénué de toute pertinence. Le déclin des revenus et de la confiance, les pertes d’emploi et la pression exercée par l’endettement accumulé réduisent la consommation des ménages. Ni les investissements, ni la consommation ne vont repartir même si les banques détendent l’accès au crédit. Dans de telles circonstances les discours concernant la crise fiscale sont plus une excuse des lobbies du business pour éviter une hausse des impôts et financer ainsi le déficit budgétaire et une propagande visant à faire payer les coûts de la crise par les salariés au travers des réductions de leurs revenus, de leurs emplois, de leurs services sociaux et pour créer le sentiment d’une « urgence nationale » afin de pouvoir casser les bastions syndicaux restants dans le secteur public.

Les plans d’austérité dans toute l’Union européenne imposent un modèle de demande chroniquement basse à tous les pays. Les conséquences récessives des réductions des salaires peuvent conduire le problème de la dette vers l’insolvabilité tant du secteur privé que du secteur public. Dans le passé, en Allemagne, la faible demande intérieure avait été compensée par une forte demande à l’exportation. Mais il n’est pas possible de transformer toute l’Europe en modèle allemand fondé sur l’austérité et la réduction des salaires car, sans le déficit des autres, les exportations allemandes vont, elles aussi, stagner. Lorsque la périphérie du monde sortira de la récession, sa demande pourra aider pendant quelque temps les exportations allemandes, mais tous les pays ne peuvent être gagnants à ce jeu-là. C’est particulièrement le cas de la périphérie européenne où la contraction de la demande intérieure signifie une stagnation prolongée ou même une récession, ce qui est loin d’assurer une stabilité économique ou politique.

Les salaires réels ont déjà diminué en 2008-2009 (en comparaison avec 2007) en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Italie, en Suède, en Hongrie, dans les pays baltes et en Roumanie. L’Irlande, la Grèce, le Portugal et l’Espagne préparent une réduction sévère des salaires réels en 2010. L’augmentation importante et durable du chômage est susceptible d’aggraver encore les pertes de revenus. En 2009 le chômage a augmenté de 1,9 % dans la zone euro et de 2,3 % en Grande-Bretagne. Les augmentations particulièrement importantes du chômage ont eu lieu en Irlande et en Espagne (respectivement de +6 % et +6,7 %) du fait de l’effondrement du secteur de la construction et de la suppression des emplois temporaires. On s’attend à ce que le chômage continue à croître et persiste. Les entreprises pourraient se servir de la récession pour rationaliser une stratégie d’augmentation de la productivité et commencer une nouvelle vague de réduction d’emplois ou bien geler les embauches longtemps après la reprise. Si les entreprises augmentent le temps de travail et retardent les embauches cela va réduire les chances des chômeurs et des jeunes à la recherche d’un premier emploi. Ainsi la crise conduira à une augmentation du chômage de longue durée et poussera des travailleurs découragés en dehors du marché du travail. Il y a également les problèmes du chômage structurel dans les secteurs de l’industrie automobile et de la construction, où la crise a seulement mis à jour les goulots d’étranglement existants. La reprise économique ne conduira pas nécessairement à la création des emplois dans ces secteurs.

Pour une Europe internationaliste !

Alors que le coût des mesures de « sauvetage » est bien connu, on ne voit aucune tentative d’en faire payer les responsables et les riches. La taxe sur les primes bancaires en Grande-Bretagne ne vise qu’un aspect marginal du problème. La crise économique se combine avec la crise écologique prouvant que le capitalisme est instable et insoutenable à la fois économiquement, écologiquement et politiquement. Les luttes émergeant en Europe peuvent être un levier pour l'élaboration d'une alternative internationaliste à sa crise. Les politiques, qui dans tous les pays de l'Union européenne visent la réduction des salaires, s'en prennent aux travailleurs de tous ces pays. L'argument que la crise en Grèce est une crise des dépenses publiques, populaire en Allemagne, ne fait que tenter de cacher que c'est la perte des salaires, des allocations de chômage et des droits de retraite des travailleurs allemands, au cours de la dernière décennie, qui a créé une large part des déséquilibres en Europe. Dévoiler cette réalité constitue une étape dans la construction d'une alliance des travailleurs pour une autre Europe.

Une solution internationaliste permettrait de construire un front plus puissant, tant au cœur que dans la périphérie, que ne pourraient le faire des alternatives nationales, comme celle, suggérée pour la Grèce par Lapavitsas et ses collègues (3), fondée sur une sortie de l'euro et un programme anti-capitaliste. Une solution nationale dans un petit pays est condamnée à l'isolement et à la persistance des problèmes de sous-développement à long terme. Par ailleurs, dans la situation actuelle en Europe, les orientations politiques anti-européennes et anti-euro serviront plus les droites nationalistes que la stratégie anti-capitaliste au service des travailleurs. La gauche a plus à gagner d'une alternative internationaliste.

La crise exige une réorientation politique vers un modèle économique socialiste, participatif et démocratiquement planifié, dont le point de départ est représenté par les urgentes questions de l'emploi, de la distribution et de la soutenabilité écologique. Cela implique de lutter pour :

  • Des emplois publics dans les transports publics, dans l'isolation du parc des logements existants, dans la construction des immeubles auto-suffisants énergétiquement, dans l'énergie renouvelable, dans l'éducation, les soins aux enfants, les maisons de repos, la santé et les services communautaires et sociaux ;
  • Une réduction substentielle du temps de travail (parallèlement à la croissance historique de la productivité du travail) sans perte de salaire pour réaliser le plein-emploi et un taux de croissance compatible avec les objectifs de réduction de l'émission du carbone ;
  • Un contrôle des salaires et des embauches dans les firmes privées, une réappropriation des entreprises en faillite sous contrôle des travailleurs avec l'aide des crédits publics ;
  • Un salaire minimum coordonné à l'échelle de l'Union européenne ;
  • Un système européen d'allocation de chômage, permettant une redistribution entre les régions à faible et à fort taux de chômage ;
  • Un budget européen à la hauteur de 5 % du PIB de l'UE, financé par des impôts européens progressifs sur les revenus ;
  • Une coordination européenne des systèmes fiscaux en ce qui concerne les impôts sur les entreprises, les droits de succession, la richesse et le revenu, pour imposer un système d'impôts progressif dont le taux d'imposition de la tranche la plus élevée devrait être de 90 %, ce qui correspond aux revenus de 1 % les plus riches ;
  • Un impôt progressif sur la détention des bons du Trésor, avec la tranche la plus élevée imposée à 100 % en faveur de la restructuration de la dette publique ;
  • L’abolition du Pacte de stabilité et de croissance ;
  • La transformation de la BCE en une véritable banque centrale, capable de prêter aux États membres de même que la Banque européenne de reconstruction et du développement ;
  • La nationalisation du secteur bancaire et des autres secteurs stratégiques — énergie, transport, logement, éducation, santé, sécurité sociale — gérés avec la participation démocratique et sous le contrôle des travailleurs et des concernés (consommateurs, représentants régionaux etc.) ;
  • Le contrôle sur les capitaux en Europe et sur ses frontières.

Paru dans: Inprecor N° 562-563, juin-juillet 2010

Voir également en format PDF l'étude « Crise et politique économique » en format PDF

Özlem Onaran, chercheuse en économie, enseigne à l’Institut de l’économie du travail de Wirtschafts Universität Wien. Elle a publié, entre autres, Türkiye Emek Piyasasinin Yapisi ve Issizlik (Chômage et sous-emploi en Turquie, avec Hacer Ansal, Suat Kucukciftci et Benan Zeki Orbay), Istanbul 2000. Elle collabore régulièrement à Yeniyol (Cours nouveau), organe de la section turque de la IVe Internationale Traduit par J.-M. (de l'anglais).

Notes:

1. The Economist du 17 avril 2010,« Greece’s sovereign debt crisis ».

2.The Economist du 27 mars 2010, « Greece’s bail-out maths ».

3.cf. C. Lapavitsas, N. Kaltenbrunner, D. Lindo, J. Michell, J.P. Painceira, E. Pires, J. Powell, A. Stenfors, N. Teles « Eurozone crisis : not just a Greek virus », Research on Money and Finance Occasional Report, 2010, School of Oriental and African Studies.


Union européenne : Quelles réponses progressistes ?

Par Michel Husson

La crise actuelle est une crise extrêmement profonde. La réaction des gouvernements est finalement assez claire : ils parent au plus pressé pour éviter les catastrophes, se soumettent au caprice des marchés sans jamais chercher à les contrôler et préparent les ajustements nécessaires pour revenir dès que possible au business as usual. La profondeur de la crise est telle qu’ils ne disposent pas de réelle alternative à la version néo-libérale du capitalisme qu’ils ont mise en place. Les plans d’austérité qui s’annoncent, sont et seront d’une grande violence et ne pourront que durcir les traits régressifs de ce système.

Du côté du mouvement social, la crise a des effets contradictoires. D’un côté, elle donne raison aux critiques d’un système dont les fondements mêmes sont percutés par une crise dont l’ampleur démontre l’instabilité chronique et l’irrationalité croissante. Mais, d’un autre côté, elle contraint les luttes à une posture de défense souvent éclatée. Cette tension a toujours existé mais elle est portée à son paroxysme par la crise : il faut à la fois se battre pied à pied contre les mesures de « sortie de crise » et ouvrir une perspective alternative radicale. L’enjeu est donc de mettre en avant des réponses qui fassent le lien entre ces deux exigences. Enfin, la difficulté est d’autant plus grande que la crise est mondiale et que ces réponses doivent prendre en compte cette dimension et être porteuses d’une autre conception de l’Europe.

Priorité aux besoins sociaux ...

Le principe essentiel de tout projet de transformation sociale, c’est la satisfaction des besoins sociaux. Le point de départ ne peut donc être que la répartition des richesses, d’autant plus que c’est la part du revenu national ponctionnée sur les salaires qui a nourri les bulles financières. Du point de vue capitaliste, la sortie de crise passe par une restauration de la rentabilité et donc par une pression supplémentaire sur les salaires et l’emploi. Et les fameux déficits de la protection sociale ou du budget de l’Etat ont été creusés par le déplacement de la répartition des richesses qui est aussi le produit des contre-réformes fiscales.

L’équation est donc simple : on ne sortira pas de la crise par le haut sans une modification significative de la répartition des revenus. Cette question vient avant celle de la croissance. Certes, une croissance plus soutenue serait favorable à l’emploi et aux salaires (encore faut-il en discuter le contenu d’un point de vue écologique) mais, de toute manière, on ne peut pas tabler sur cette variable si, en même temps, la répartition des revenus devient de plus en plus inégalitaire. Il faut donc prendre en tenailles les inégalités : d’un côté par l’augmentation de la masse salariale, de l’autre par la réforme fiscale. La remise à niveau de la part des salaires devrait suivre une règle des trois tiers : un tiers pour les salaires directs, un tiers pour le salaire socialisé (la protection sociale) et un tiers pour la création d’emplois par réduction du temps de travail. Cette progression se ferait au détriment des dividendes, qui n’ont aucune justification économique ni utilité sociale. Le déficit budgétaire devrait être progressivement réduit, non pas par une coupe dans les dépenses, mais par une refiscalisation de toutes les formes de revenus qui ont été peu à peu dispensées d’impôts. L’encours de la dette devrait être écrêté par un prélèvement exceptionnel équivalant à une répudiation partielle de la dette.

... et donc à l’emploi

Le chômage et la précarité étaient déjà les tares sociales les plus graves de ce système : la crise les durcit encore, d’autant plus que les plans d’austérité vont rogner sur les conditions d’existence des plus défavorisés. Là encore, une hypothétique croissance ne doit pas être considérée comme la voie royale. Produisons plus pour pouvoir créer des emplois ? C’est prendre les choses à l’envers. Il faut opérer ici un changement total de perspective et prendre la création d’emplois utiles comme point de départ. Que ce soit par réduction du temps de travail dans le privé, ou par créations de postes dans les administrations, services publics et collectivités, il faut partir des besoins et comprendre que ce sont les emplois qui créent de la richesse (pas forcément marchande). Et cela permet d’établir une passerelle avec les préoccupations environnementales : la priorité au temps libre et la création d’emplois utiles sont deux éléments essentiels de tout programme de lutte contre le changement climatique.

La question de la répartition des revenus est donc le bon point d’accroche, autour de ce principe simple : « nous ne paierons pas pour leur crise ». Cela n’a rien à voir avec une « relance par les salaires » mais avec une défense des salaires, de l’emploi et des droits sociaux sur laquelle il ne devrait pas y avoir de discussion. On peut alors mettre en avant la notion complémentaire de contrôle : contrôle sur ce qu’ils font de leurs profits (verser des dividendes ou créer des emplois) ; contrôle sur l’utilisation des impôts (subventionner les banques ou financer les services publics). L’enjeu est de faire basculer de la défense au contrôle et seul ce basculement peut permettre que la mise en cause de la propriété privée des moyens de production (le véritable anticapitalisme) acquière une audience de masse.

Le carcan de l’euro

Le deuxième round de la crise vient percuter l’Europe, à travers la spéculation sur les dettes publiques. La gestion de cette crise est un révélateur : l’Europe néo-libérale est un carcan, et l’euro un instrument de discipline salariale et sociale. Ce constat pose la question de la possibilité d’une expérience de transformation sociale initiée dans un seul pays.

Il n’y a pas de réponse évidente. La sortie de l’euro permettrait de rétablir une marge de manœuvre grâce au maniement du taux de change, mais une dévaluation aurait un coût important puisqu’elle alourdirait le poids de la dette et rendrait nécessaire un plan d’austérité afin d’ajuster les salaires à une nouvelle échelle de prix internationaux. C’est par ailleurs une décision extrêmement risquée qui risque de déchaîner la spéculation contre la nouvelle monnaie. Bref, la sortie de l’euro est un outil possible, mais ne constitue pas en soi une issue progressiste. La véritable solution passerait par la mise en place des instruments nécessaires à gérer la coexistence d’économies différentes au sein d’une monnaie unique. Une première proposition, portée par Jacques Sapir, est l’instauration d’une monnaie « commune » et non « unique » : il y aurait un euro convertible pour les relations de la zone avec le reste du monde, et des monnaies réajustables pour chaque pays ou groupe de pays. Mais cette réforme ne suffirait pas si l’Europe ne se dotait pas d’un véritable budget élargi, fondé sur une imposition unifiée du capital, et si la BCE n’était pas autorisée à émettre des euro-obligations destinées à financer de manière mutualisée les dettes publiques. Mais ce type de solution suppose un rapport de forces et un degré de consensus qui n’existent pas aujourd’hui.

Pour une stratégie d’extension européenne

Le choix semble donc être entre une aventure hasardeuse et une harmonisation utopique. La question politique centrale est alors de sortir de ce dilemme. Pour essayer d’y répondre, il faut travailler la distinction entre les fins et les moyens. L’objectif d’une politique de transformation sociale, c’est, encore une fois, d’assurer à l’ensemble des citoyens une vie décente dans toutes ses dimensions (emploi, santé, retraite, logement, etc.). L’obstacle immédiat est la répartition des revenus qu’il faut modifier à la source (entre profits et salaires) et corriger au niveau fiscal. Il faut donc prendre un ensemble de mesures visant à dégonfler les revenus financiers et à réaliser une réforme fiscale radicale. Ces enjeux passent par la mise en cause des intérêts sociaux dominants, de leurs privilèges, et cet affrontement se déroule avant tout dans un cadre national. Mais les atouts des dominants et les mesures de rétorsion possibles dépassent ce cadre national : on invoque immédiatement la perte de compétitivité, les fuites de capitaux et la rupture avec les règles européennes.

La seule stratégie possible doit alors s’appuyer sur la légitimité des solutions progressistes, qui résulte de leur caractère éminemment coopératif. Toutes les recommandations néo-libérales renvoient en dernière instance à la recherche de la compétitivité : il faut baisser les salaires, réduire les « charges » pour, en fin de compte, gagner des parts de marché. Comme la croissance sera faible dans la période ouverte par la crise en Europe, le seul moyen pour un pays de créer des emplois, sera d’en prendre aux pays voisins, d’autant plus que la majorité du commerce extérieur des pays européens se fait à l’intérieur de l’Europe. C’est vrai même pour l’Allemagne (premier ou deuxième exportateur mondial avec la Chine), qui ne peut compter sur les seuls pays émergents pour tirer sa croissance et ses emplois. Les sorties de crise néo-libérales sont donc par nature non coopératives : on ne peut gagner que contre les autres, et c’est d’ailleurs le fondement de la crise de la construction européenne.

En revanche, les solutions progressistes sont coopératives : elles fonctionnent d’autant mieux qu’elles s’étendent à un plus grand nombre de pays. Si tous les pays européens réduisaient la durée du travail et imposaient les revenus du capital, cette coordination permettrait d’éliminer les contrecoups auxquels serait exposée cette même politique menée dans un seul pays. La voie à explorer est donc celle d’une stratégie d’extension que pourrait suivre un gouvernement de la gauche radicale :

1. on prend unilatéralement les « bonnes » mesures (par exemple la taxation des transactions financières) ;

2. on les assortit de mesures de protection (par exemple un contrôle des capitaux) ;

3. on prend le risque politique d’enfreindre les règles européennes ;

4. on propose de les modifier en étendant à l’échelle européenne les mesures prises ;

5. on n’exclut pas un bras de fer et on use de la menace de sortie de l’euro.

Ce schéma prend acte du fait qu’on ne peut conditionner la mise en œuvre d’une « bonne » politique à la constitution d’une « bonne » Europe. Les mesures de rétorsion de toutes sortes doivent être anticipées au moyen de mesures de protection qui, effectivement, font appel à l’arsenal protectionniste. Mais il ne s’agit pas de protectionnisme au sens habituel du terme, car ce protectionnisme-ci protège une expérience de transformation sociale et non les intérêts des capitalistes d’un pays donné face à la concurrence des autres. C’est donc un protectionnisme d’extension, dont la logique est de disparaître à partir du moment où les « bonnes » mesures s’étendraient.

La rupture avec les règles européennes ne se fait pas sur une pétition de principe mais à partir d’une mesure juste et légitime, qui correspond aux intérêts du plus grand nombre et qui est proposée comme marche à suivre aux pays voisins. Cet espoir de changement permet alors de s’appuyer sur la mobilisation sociale dans les autres pays et de construire ainsi un rapport de forces qui peut peser sur les institutions européennes. L’expérience récente du plan de sauvetage de l’euro a d’ailleurs montré qu’il n’était pas besoin de changer les traités pour passer outre à un certain nombre de leurs dispositions.

La sortie de l’euro n’est plus, dans ce schéma, un préalable. C’est au contraire une arme à utiliser « en dernière intention ». La rupture devrait plutôt se faire sur deux points qui permettraient de dégager de véritables marges de manœuvre : nationalisation des banques et dénonciation de la dette.

Le projet et le rapport de forces

Les justifications, aussi bien techniques que politiques, d’une nationalisation du système bancaire sont à nouveau apparues avec force : le plan de sauvetage de l’euro est en fait un nouveau plan de sauvetage des banques européennes, qui détiennent en grande partie la dette grecque et celle d’autres pays menacés de spéculation. Pour mettre à plat toutes ces dettes entremêlées, la meilleure solution serait une nationalisation intégrale, permettant une fois pour toutes de compenser, rééchelonner ou solder ces dettes. Les dettes publiques, outre l’impact mécanique de la crise sur les recettes, correspondent pour l’essentiel au cumul des cadeaux fiscaux aux entreprises et aux rentiers. La logique voudrait qu’elles soient annulées, ou largement restructurées. Sur ce point, comme le précédent, on se heurte à une autre difficulté : de telles mesures (nationalisation des banques et dénonciation de la dette) mettraient en cause les intérêts de non-résidents et supposent une rupture avec le capitalisme mondialisé.

Un programme qui ne viserait qu’à réguler le système à la marge serait non seulement sousdimensionné mais aussi peu mobilisateur. En sens inverse, une perspective radicale risque de décourager devant l’ampleur de la tâche. Il s’agit en quelque sorte de déterminer le degré optimal de radicalité. La difficulté n’est pas tant d’élaborer des dispositifs d’ordre technique : c’est évidemment indispensable et c’est un travail largement avancé, mais aucune mesure habile ne peut permettre de contourner l’affrontement inévitable entre intérêts sociaux contradictoires.

Sur les banques, l’éventail va de la nationalisation intégrale à la régulation, en passant par la constitution d’un pôle financier public ou la mise en place d’une réglementation très contraignante. La dette publique peut quant à elle être annulée, suspendue, renégociée, etc. La nationalisation intégrale des banques et la dénonciation de la dette publique sont des mesures légitimes et économiquement viables mais elles peuvent paraître hors de portée, en raison du rapport de forces actuel. Là se situe le véritable débat : quelle est, sur l’échelle du radicalisme, la position du curseur qui permet le mieux de mobiliser ? Ce n’est pas aux économistes de trancher ce débat et c’est pourquoi, plutôt que de proposer un ensemble de mesures, cet article a cherché à poser des questions de méthode et à souligner la nécessité, pour vraie sortie de crise, de trois ingrédients indispensables :

1. une modification radicale de la répartition des revenus ;

2. une réduction massive du temps de travail ;

3. une rupture avec l’ordre mondial capitaliste, à commencer par l’Europe réellement existante.

Le débat ne peut être enfermé dans une opposition entre anti-libéraux et anti-capitalistes. Cette distinction a évidemment un sens, selon que le projet est de débarrasser le capitalisme de la finance ou de nous débarrasser du capitalisme. Mais cette tension ne devrait pas empêcher de faire un long chemin ensemble, tout en menant ce débat. Le « programme commun » pourrait reposer ici sur la volonté d’imposer d’autres règles de fonctionnement au capitalisme. Et c’est bien la ligne de partage entre la gauche radicale de rupture et le social-libéralisme d’accompagnement. Si on avance sur cette voie, on verra ensuite si cela conduit à une remise en cause de la propriété privée, à partir du contrôle que l’on aura réussi à exercer sur la répartition des richesses.

Article écrit pour la revue Temps nouveaux et mis en ligne sur le site Hussonet : http://hussonet.free.fr/ltnmh.pdf

Voir ci-dessus