Balayer l’écran de fumée sur la rentrée antisociale. Ensemble contre le capitalisme, le racisme et le sexisme
Par Céline Caudron le Samedi, 19 Septembre 2009 PDF Imprimer Envoyer

Les interventions médiatiques alarmistes sur la soi-disant « islamisation de la société » brassant un tas d’a priori et de stéréotypes racistes, les propositions de parlementaires pour interdire le port du foulard au Parlement, de la burqa et du niqab en rue, l’interdiction du port du foulard dans les écoles, ... Les attaques envers la communauté arabo-musulmane ne manquent pas ces derniers mois, y compris de la part de personnes qui se prétendent progressistes. Il ne s’agit pas seulement de débats abstraits et théoriques puisqu’ils se concrétisent à travers des comportements et des mesures discriminatoires qui retombent à nouveau sur ceux -et surtout sur celles- parmi les premières et premiers concerné-e-s par les conséquences de la crise capitaliste.

Comme un écran de fumée qui masque les vrais enjeux de cette rentrée antisociale, ces attaques contribuent aussi à diviser les classes populaires à un moment où sont plus que jamais nécessaires de larges solidarités et mobilisations pour faire front contre l’arrogance patronale, les mesures d'austérité gouvernementales, le capitalisme et toutes les oppressions qu’il alimente. Entretien avec Fatima Zibouh, jeune doctorante en sciences politiques.

Propos recueillis par Céline Caudron

La Gauche : Les dernières élections bruxelloises ont ouvert le Parlement à plusieurs élu-e-s d’origine arabo-musulmane, parmi lesquel-le-s Mahinur Ozdemir qui est la première parlementaire à porter le foulard. La présence d’une femme voilée au Parlement bruxellois a rapidement suscité des critiques et des débats largement relayés médiatiquement.

Fatima Zibouh : Le fait que des hommes et femmes politiques aient profité de l’occasion pour se faire un coup de pub et prêcher pour leur paroisse en relançant le débat sur l’interdiction du foulard qui se vend bien médiatiquement est très grave sur le plan du principe. Si on considère que la démocratie est la désignation par le peuple de ses représentants, ces polémiques stériles sont contraires à l’idée de démocratie puisque c’est comme dire que l’électeur s’est trompé. C’est une aberration. Même pour des élus d’extrême droite, on ne fait pas un tel foin. Je trouve que l’élection de Mahinur est une très bonne chose pour la représentation de la diversité de la société telle qu’elle existe aujourd’hui. C’est aussi une très bonne chose sur le plan du symbole. Cette jeune femme qui a fait campagne et qui croit aux idées qu’elle défend casse l’image de la femme musulmane recluse à la maison, soumise et analphabète.

LG : Justement, pendant la campagne, son parti, le CDH, a recadré son visage sur le matériel électoral distribué en masse pour dissimuler son foulard, tandis que son portrait était affiché en entier dans les quartiers à plus forte population musulmane. Opportuniste, non ?

FZ : C’est aussi un problème. Comme si c’était difficile d’assumer le fait qu’une femme en foulard soit candidate sur ses listes. On sait très bien que l’erreur d’impression prétendue par le CDH est une fausse excuse. On la met sur la liste parce qu’on sait que, électoralement, ça peut rapporter dans certains quartiers. Mais, quand il s’agit de faire un toutes boites dans l’ensemble de la région, on assume moins.

Pendant la campagne électorale des quatre grands partis, seul Ecolo s’est prononcé contre l’interdiction du foulard. Pour répondre à des interpellations leur demandant s’ils allaient aller garder cette position jusqu’au bout, Ecolo avait dit qu’il la défendrait dans le cadre d’une négociation de participation gouvernementale. Mais, dans l’accord finalement conclu, il n’y a pas un mot sur le foulard.

Avec les récents débats sur le port du foulard dans les écoles, il y a une volonté de ne pas légiférer là-dessus de la part de l’Olivier qui remet la patate chaude aux Assises de l’interculturalité, comme pour dire qu’on verra ça plus tard. Pourtant, pas mal de militants disent qu’il faut trancher dans un sens ou dans l’autre. De toute façon, en laissant les directions d’école se prononcer à ce propos, c’est l’interdiction qui prédomine.

LG : Le Conseil de l’enseignement de la communauté flamande vient d’interdire le port du foulard dans les écoles de son réseau, tranchant ainsi avec plusieurs décisions de justice contestant les interdictions du port du foulard dans certains établissements.

FZ : Cette décision est gravissime. Je pense que très peu de personnes s’attendaient à ce qu’une telle interdiction soit décidée du jour au lendemain pour l’ensemble des écoles de la communauté flamande. Ca a choqué beaucoup de citoyennes et citoyens progressistes qui revendiquent le droit à la scolarité avec les principes de liberté d’expression et de liberté religieuse.

Je suis souvent atterrée par les arguments en faveur de l’interdiction. On parle de pressions sur les jeunes filles pour qu’elles portent le foulard, ou d’islamisation rampante dans les écoles. On nage en plein fantasme, en plein délire. Bien sûr, il ne faut pas nier qu’il puisse exister une pression sur certaines filles pour porter le foulard et c’est à dénoncer. Ce n’est d’ailleurs pas du tout en accord avec la tradition musulmane qui prône le respect du libre choix. Mais, de manière générale, cette pression est loin d’être aussi forte que celle qui existe entre copines pour porter des vêtements de marque par exemple. Prétendre que ces pauvres filles sont obligées de porter le foulard, c’est insulter leur intelligence. Souvent ces jeunes filles -et je parle en connaissance de cause- ont fait le choix elles-mêmes de porter le foulard. Arrêtons donc de leur donner des leçons, avec cette vision paternaliste et colonialiste.

Ceci dit, si la question du foulard à l’école est un vrai débat, elle est surmédiatisée par rapport aux réels enjeux, surtout en cette période de crise. En réalité, c’est un faux problème. Les vraies questions sont plutôt liées aux thématiques de l’évolution démographique de la population et de la ghettoïsation sociale et culturelle de certaines écoles. Les vrais défis scolaires sont plutôt d’améliorer la qualité de l’enseignement et la diversité sociale et culturelle dans les écoles.

LG : La question du foulard provoque de grands débats, souvent passionnés et crispés, parmi les féministes. Ca porte à conséquence en limitant parfois les collaborations féministes sur des enjeux à propos desquels nous sommes pourtant d’accord.

FZ : Il y a de plus en plus de ponts qui se créent avec des militantes féministes laïques qui défendent une laïcité plus inclusive en estimant que l’interdiction du port du foulard devrait être combattue au nom du féminisme parce que c’est une atteinte aux femmes en tant que femmes. La question du port du foulard ne touche en effet pas seulement les femmes musulmanes puisqu’il s’agit d’interdire à des femmes de disposer librement d’elles-mêmes. Ca concerne de façon plus générale tous les progressistes et défenseurs des droits de l’homme.

On devrait constituer une plate-forme, regroupant des personnes issues d’horizons différents, pour se faire entendre ensemble face aux autres voix qui dominent aujourd’hui le débat médiatique et public. Ca pourrait nous encourager à nous bouger ensemble sur plein d’autres trucs : contre les mariages forcés, l’homophobie, l’excision, pour changer les rapports sociaux de sexe et la répartition des rôles mais aussi pour sauver le climat, pour la Palestine,… Et ça permettrait d’intégrer aux mouvements féministes des femmes qui n’ont pas accès aux structures féministes qui restent parfois fort cloisonnées aux « BBB » (« blancs-bleus-belges »)… et parfois bourgeoises en plus. Une plateforme plus diversifiée permettrait de mieux coller aux réalités de terrain, parce que les militantes en sont parfois complètement déconnectées.

LG : Début septembre, la sénatrice Defraigne a introduit une proposition de loi pour interdire la burqa et le niqab sur la voie publique « au nom de la sécurité publique, du respect de nos valeurs et pour des considérations de sociabilité inhérentes aux exigences du vivre-ensemble » (sic !).

FZ : Il y a des femmes et hommes politiques qui lancent des propositions de loi complètement déphasées avec la réalité. Il n’y a pas de burqa en Belgique ; la burqa c’est la tenue afghane traditionnelle et on n’en voit jamais par ici. Ce qui existe en Belgique, même s’il y en a très peu, c’est le niqab. C’est aussi un habit traditionnel, lié à une lecture wahhabite, une interprétation des textes qui vient d’Arabie Saoudite. Mais ce n’est pas islamique ; aucun texte n’oblige les femmes à porter le niqab.

Cette proposition de loi soulève un débat de fond : elle vise à interdire quelque chose en rue, dans l’espace public. Ca touche aux libertés individuelles. Quand je vois une femme qui porte le niqab, c’est vrai que ça peut me déranger. Mais c’est subjectif. C’est notre regard ethnocentré qui est à remettre en question. Là où ça pose problème, c’est quand il y a trouble à l’ordre public. Sinon, laissons-les tranquilles. Les rares femmes que je connais qui portent le niqab ne le font pas parce qu’elles sont opprimées mais parce qu’elles l’ont choisi et parce qu’elles sont convaincues d’être sur la « bonne voie » ainsi même si pour ma part, je ne partage pas cette lecture.

Et j’aimerais demander à cette sénatrice si elle envisageait aussi cette interdiction pour les touristes des Emirats qui viennent faire la joie des commerçants de l’avenue Louise et que l’hôtel Conrad est bien content de recevoir, quitte à fermer les yeux sur la traite d’être humain organisée par cette princesse des Emirats qui disposait de plusieurs esclaves dans sa suite…

LG : Les arguments de Defraigne surfent aussi sur une vague d’islamophobie qui fait croire à une dangereuse « islamisation de la société », tout en entretenant les amalgames entre Islam, terrorisme et insécurité.

FZ : La concentration dans certains quartiers de personnes de confession musulmane donnerait l’impression d’une islamisation de la société mais ce n’est pas le cas. D’abord, la Belgique ne se réduit pas à ces quartiers. Ensuite, une société, c’est dynamique, ça se modifie. Il y a clairement une évolution démographique de la société, avec des migrants qui s’installent, d’autres qui partent puis sont remplacés par de nouveaux migrants. Ce n’est pas propre à la Belgique.

Le véritable enjeu dans les années à venir par rapport aux évolutions démographiques est d’arriver à gérer le vivre ensemble, avec les particularismes et les différences, à trouver des terrains d’entente. Ca passe par des démarches individuelles et collectives, et aussi par de bonnes politiques publiques, en matière d’urbanisme, d’emploi, d’enseignement, etc.

On peut reprocher à la communauté musulmane d’être parfois trop souvent cloisonnée et repliée sur elle-même. Je suis convaincue que, dans l’échange et le dialogue, on arrivera à faire tomber énormément de préjugés. Et dans l’autre sens aussi. Je constate que, parfois, la première réaction des « belgo-belges » que je rencontre est de s’étonner que je parle français, qu’il y a moyen d’entrer en communication. On ne s’épanouit pas quand on reste dans des communautés cloisonnées. Il faut s’ouvrir et aller vers l’autre, ne pas rester cantonné à ses propres réseaux, ses propres activités, ses propres petits commerces, etc. Moi-même, j’ai passé les trois premières années du secondaire dans ce qu’on appellerait une école ghetto, où l’exception dans la classe était Hélène. La majorité était à plus de 80% des élèves de confession musulmane et quelques congolais. On ne se posait pas beaucoup de questions. On était dans le même monde. Quand j’ai changé d’école, on était quinze nationalités différentes dans une même classe. Ca a été un choc culturel pour moi et ça a ouvert mon regard sur le monde. J’ai appris énormément de choses sur d’autres pratiques culturelles, j’ai approfondi des relations avec des personnes d’origine différente.

LG : Quelqu’un comme Claude Demelenne, qui se prétend encore « intellectuel de gauche », va jusqu’à publier des cartes blanches nauséabondes, regrettant l’absence d’une Fadela Amara bruxelloise qui puisse tenir « un discours ferme face aux trublions » étant donné que la « gauche bien pensante » minimise « le racisme anti-blancs », « l’idéologie victimaire », ou « l’agitation islamo-gauchiste »...

FZ : En lisant ce genre de propos, on ne peut qu’avoir les cheveux qui s’hérissent. C’est tellement réducteur et limite raciste. J’ai parfois l’impression qu’on a affaire à des intellectuels de gauche qui observent ce qui se passe de l’extérieur pour émettre des arguments très bas et d’un simplisme à tomber par terre. Sans doute qu’ils aiment bien surfer là-dessus parce que ça se vend bien, ça permet d’être reconnu, de passer dans les journaux. Mais ces personnes sont à côté de la plaque par rapport aux réelles difficultés que rencontrent les jeunes des quartiers.

Il ne faut pas tomber dans l’angélisme en pensant que tout va bien. Il y a en effet des problèmes avec les jeunes des quartiers. Mais ce qui s’est passé fin août à Anderlecht et Molenbeek est un phénomène très complexe qui ne s’explique pas à coup de « c’est parce que c’est le ramadan ». Il ne faut pas réduire ça à l’appartenance islamique d’une bonne partie des jeunes des quartiers. Ce serait essentialiser le problème, l’ethniciser. Ces réactions sont dues à un tas de raisons, identitaires en partie avec un mal-vivre et l’impression qu’on n’est pas accepté, mais aussi socio-économiques, avec de vraies difficultés, notamment au niveau scolaire et professionnel. Même pour des jeunes nés en Belgique, de la 2e, 3e ou 4e génération d’immigrés, on les renvoie toujours à leur étrangéité.

Et l’islamo-gauchisme, qu’est-ce que c’est que cette aberration ? Ce n’est pas parce que des personnes de confession musulmane ont des sensibilités de gauche qu’il faut les suspecter d’islamisme, de gauchisme ou d’entrisme, comme on a pu l’entendre aussi à l’occasion du forum social européen à Paris à propos de musulmans s’y sont investis. C’était tout de suite suspect pour certains qui pensaient à une infiltration. Je crois que, simplement, beaucoup de musulmans se retrouvent dans les propositions de gauche notamment sur la dimension socio-économique.

L’islamophobie, on ne l’a pas inventée. C’est un fait démontré par un tas de témoignages, de rapports d’organisations qui luttent contre les discriminations. On entend les discussions de café ; c’est clair que l’opinion dominante est très limite sur certains propos qui sont inacceptables.

LG : Les Assises de l’interculturalité vont se tenir bientôt. Qu’est-ce que tu en penses ?

FZ : Il faut voir ce que ça va donner. J’y mettais beaucoup d’espoirs mais je n’en attends plus grand chose. Dans la façon dont ça s’organise, ça me semble très cloisonné, ça fonctionne par petits réseaux, beaucoup d’associations n’étaient même pas au courant des appels à projets lancés dans ce cadre. En 2004, le ministre Dupont avait mis en place la commission du dialogue interculturel. Quand on en tire le bilan cinq ans plus tard, on constate que peu, voire aucune recommandation de cette commission n’a été prise en compte dans l’élaboration des politiques publiques. Beaucoup d’argent est investi dans de tels projets. Ca donne une bonne image mais ces projets ne sont pas évalués. C’est un peu comme la politique de diversité. Les entreprises peuvent signer des chartes de diversité. Mais,  quand il s’agit d’engager une femme ayant fait le choix de porter un foulard, elle est bizarrement exclue de cette diversité. Le nombre de filles qui portent le foulard, qui ont étudié et qui cherchent du boulot sans en trouver est malheureusement une réalité de plus en plus importante…

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