Amérique latine : pour une intégration continentale et une déconnexion partielle du marché mondial capitaliste
Par Eric Toussaint le Samedi, 11 Octobre 2008 PDF Imprimer Envoyer

Tirer les leçons du 20e siècle pour les appliquer au début du 21e.

La crise économique et financière internationale, dont les Etats-Unis constituent l’épicentre, devrait être mise à profit par les pays latino-américains pour mettre en œuvre à la fois une intégration favorable aux peuples et une déconnexion partielle.

Il faut tirer les leçons du 20e siècle pour les appliquer au début du 21e. Affectés directement par la crise qui avait éclaté en 1929 à Wall Street, 12 pays d’Amérique latine avaient suspendu de manière prolongée le remboursement de la dette extérieure due principalement aux banquiers d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale. Certains d’entre eux comme le Brésil et le Mexique avaient imposé à leurs créanciers, dix ans plus tard, une réduction de leur dette de l’ordre de 50 à 90%. Dans les années 1930, le Mexique est allé le plus loin dans les réformes économiques et sociales. Sous le gouvernement de Lazaro Cardenas, l’industrie du pétrole a été entièrement nationalisée sans que les trusts nord-américains n’aient été indemnisés. De plus, 16 millions d’hectares ont également été nationalisés et remis pour la plupart aux populations indiennes sous la forme de biens communaux. Au cours des années 1930 jusqu’au milieu des années 1960, plusieurs gouvernements latino-américains ont mené des politiques publiques très actives visant un développement partiellement autocentré, connues plus tard sous le nom de modèle d’industrialisation par substitution d’importation (ISI).

A partir de 1959, la révolution cubaine a tenté de donner un contenu socialiste au projet bolivarien d’intégration latino-américaine. Ce contenu socialiste pointait déjà dans la révolution bolivienne de 1952. Il a fallu l’intervention militaire brutale des Etats-Unis, appuyée sur les classes dominantes et les forces armées locales, pour mettre fin au cycle ascendant d’émancipation sociale de cette période. Blocus de Cuba à partir de 1962, junte militaire à partir de 1964 au Brésil, intervention nord-américaine à Saint-Domingue en 1965, dictature de Banzer en Bolivie en 1971, coup d’Etat de Pinochet en 1973, installation de dictatures en Uruguay et en Argentine.

Le modèle néolibéral a été mis en pratique d’abord au Chili sous Pinochet avec l’aide intellectuelle des Chicago boys de Milton Friedman puis s’est imposé à l’ensemble du continent à la faveur de la crise de la dette qui a éclaté en 1982. A la chute des dictatures des années 1980, le modèle néolibéral a été renforcé notamment grâce à l’application de nombreux plans d’ajustement structurel et du Consensus de Washington. Les gouvernements d’Amérique latine ont été incapables de constituer un front, la plupart ont appliqué docilement les recettes dictées par la Banque mondiale et le FMI. Cela a fini par provoquer un profond mécontentement et une recomposition des forces populaires qui ont abouti à un nouveau cycle d’élection de gouvernements de gauche ou de centre gauche, en commençant par Chavez en 1998 qui s’est engagé à mettre en place un autre modèle basé sur la justice sociale.

Intégrer les économies et les peuples d'Amérique latine

Au début du 21e siècle, le projet bolivarien[1] d’intégration des peuples de la région a connu une nouvelle impulsion. Si l’on veut pousser plus loin ce nouveau cycle ascendant, il faut tirer les leçons du passé. Ce qui a notamment manqué à l’Amérique latine au cours des décennies 1940 à 1970, c’est un authentique projet d’intégration des économies et des peuples, combiné à une véritable redistribution de la richesse en faveur des classes travailleuses. Or, il est vital de prendre conscience qu’aujourd’hui, en Amérique latine, sont en dispute deux projets d’intégration qui ont un contenu de classe antagonique. Les classes capitalistes brésilienne et argentine (les deux principales économies d’Amérique du Sud) sont favorables à une intégration qui favorise leur domination économique sur le reste de la région. Les intérêts des entreprises brésiliennes surtout mais aussi argentines sont très importants dans toute la région : pétrole et gaz, grands travaux publics, industries minières, métallurgie, agrobusiness, industries alimentaires…

La construction européenne qui a abouti à un marché unique dominé par le grand capital est leur modèle. Les classes capitalistes brésilienne et argentine veulent mettre en concurrence les travailleurs des différents pays de la région pour en tirer un maximum de profit et être compétitives sur le marché mondial. Du point de vue de la gauche, ce serait une erreur tragique de mettre en oeuvre une politique étapiste : soutenir une intégration latino-américaine sur le modèle européen dominé par le grand capital dans l’espoir illusoire de lui donner plus tard un contenu socialement émancipateur. Un tel soutien signifie se mettre au service des intérêts capitalistes. Il ne faut pas essayer de jouer au plus malin avec les capitalistes en leur laissant dicter les règles du jeu.

Contrôle public sur les ressources naturelles

La deuxième option s’inscrit dans la tradition bolivarienne et veut donner un contenu de justice sociale au projet d’intégration continentale. Cela implique de récupérer le contrôle public sur les ressources naturelles de la région et sur les grands moyens de production, de crédit et de commercialisation. Il faut niveler vers le haut les acquis sociaux des travailleurs et des petits producteurs tout en réduisant les asymétries entre les économies de la région. Il faut améliorer substantiellement les voies de communications entre les pays de la région tout en respectant rigoureusement l’environnement (par exemple, développer le chemin de fer et d’autres moyens de transport collectif plutôt que les autoroutes). Il faut soutenir les petits producteurs privés dans de nombreuses activités : agriculture, artisanat, commerce, services. Le processus d’émancipation sociale que poursuit le projet bolivarien du 21e siècle veut libérer la société de la domination capitaliste en soutenant les formes de propriétés qui ont une fonction sociale positive : petite propriété privée, propriété publique, propriété coopérative, propriété communale et collective…

L’intégration latino-américaine implique de se doter d’une architecture financière, juridique et politique commune.

Il faut profiter de la conjoncture internationale actuellement favorable aux pays en développement exportateurs de matières premières avant que la situation ne change radicalement. Les pays d’Amérique latine ont accumulé près de 400 milliards de dollars de réserves de change. C’est une somme non négligeable qui est aux mains des banques centrales latino-américaines et qui doit être utilisée à bon escient pour favoriser l’intégration régionale et blinder le continent face aux effets de la crise économique et financière qui se développe en Amérique du Nord et en Europe en menaçant l’ensemble de la planète.

Or, il ne faut pas se bercer d’illusions : l’Amérique latine est en train de perdre un temps précieux et des gouvernements poursuivent au-delà de la rhétorique une politique traditionnelle : signature d’accords bilatéraux sur les investissements, acceptation ou poursuite de négociations pour certains traités de libre commerce, utilisation des réserves de change pour acheter des bons du Trésor des Etats-Unis (c’est-à-dire prêter des capitaux à la puissance dominante) ou des credit default swaps dont le marché s’est effondré avec Lehman Brothers, AIG, etc., paiements anticipés au FMI, à la Banque mondiale et au Club de Paris, acceptation du tribunal de la Banque mondiale (CIRDI) pour régler les différends avec les transnationales, poursuite de la négociation commerciale dans le cadre de l’agenda de Doha, maintien de l’occupation militaire d’Haïti. Après un démarrage bruyant en 2007, les initiatives annoncées en matière d’intégration latino-américaine semblent marquer le pas en 2008.

Beaucoup de retard a été pris au niveau du lancement de la Banque du Sud. Les discussions ne sont pas menées à fond. Il faut sortir de la confusion et donner un contenu clairement progressiste à cette nouvelle institution dont la création a été décidée en décembre 2007 par sept pays d’Amérique du Sud.

La Banque du Sud doit être une institution démocratique (un pays = une voix) et transparente (audit externe). Plutôt que de financer avec l’argent public de grands projets d’infrastructure peu respectueux de l’environnement réalisés par des entreprises privées dont l’objectif est de faire un maximum de profit, il faut soutenir les efforts des pouvoirs publics pour promouvoir des politiques telles que la souveraineté alimentaire, la réforme agraire, le développement de la recherche dans le domaine de la santé et la mise en place d’une industrie pharmaceutique produisant des médicaments génériques de haute qualité, renforcer les moyens de transport collectif par voie ferrée, utiliser des énergies alternatives en limitant l’épuisement des ressources naturelles, protéger l’environnement, développer l’intégration des systèmes d’enseignement…

Contrairement à une idée reçue, le problème de la dette publique n’est pas surmonté. Certes la dette publique externe a diminué mais elle a été largement remplacée par une dette publique interne qui dans certains pays a pris des proportions tout à fait démesurées (Brésil, Colombie, Argentine, Nicaragua, Guatemala) au point de dévier vers le capital financier parasitaire une partie considérable du budget de l’Etat. Il convient de suivre l’exemple de l’Equateur qui a mis en place une commission d’audit intégral de la dette publique externe et interne afin de déterminer la part illégitime, illicite ou illégale de la dette. A l’heure où, suite à des opérations aventureuses, les grandes banques et autres institutions financières privées des Etats-Unis et d’Europe effacent des dettes douteuses pour un montant qui dépasse de loin la dette publique externe de l’Amérique latine à leur égard, il faut constituer un front des pays endettés pour obtenir une annulation de la dette, d’autant que les créanciers sont mobilisés sur d’autres fronts bien plus inquiétants pour eux.

Il faut aussi auditer et contrôler strictement les banques privées car elles risquent d’être emportées par la crise financière internationale. Il faut éviter que l’Etat soit amené à nationaliser les pertes des banques comme cela s’est passé tant de fois dans le passé (Chili sous Pinochet, Mexique en 1995, Equateur en 1999-2000, etc.). S’il faut nationaliser des banques au bord de la banqueroute, cela doit se faire sans indemnisation et en exerçant un droit de réparation sur le patrimoine de leurs propriétaires.

Litiges avec des multinationales

Par ailleurs, de nombreux litiges ont surgi ces dernières années entre les Etats de la région et des multinationales, qu’elles soient du Nord ou du Sud. Au lieu de s’en remettre au CIRDI dominé par une poignée de pays industrialisés, les pays de la région devraient suivre l’exemple de la Bolivie qui en est sortie. Ils devraient créer un organe régional de règlement des litiges en matière d’investissement. En matière juridique, les Etats latino-américains devraient appliquer la doctrine Drago en refusant de renoncer à leur juridiction en cas de litige avec des Etats ou des entreprises privées. Comment peut-on encore signer des contrats d’emprunt ou des contrats commerciaux qui prévoient qu’en cas de litige, seules sont compétentes les juridictions des Etats-Unis, de Grande Bretagne ou d’autres pays du Nord ? Il s’agit d’un renoncement inacceptable à l’exercice de la souveraineté.

Il convient aussi de rétablir un contrôle strict sur les mouvements de capitaux et sur les changes afin d’éviter une fuite des capitaux et des attaques spéculatives contre les monnaies de la région. Il est nécessaire d’avancer vers une monnaie commune entre les Etats qui veulent concrétiser le projet bolivarien d’intégration latino-américaine pour plus de justice sociale.

Bien sûr, il faut une dimension politique de l’intégration : un parlement latino-américain élu au suffrage universel dans chaque pays membre et doté de véritables pouvoirs législatifs. Dans le cadre de la construction politique, il faut éviter de reproduire le mauvais exemple européen dans lequel la Commission européenne (c’est-à-dire le gouvernement européen) dispose de pouvoirs exagérés par rapport au parlement. Il faut aller vers un processus constituant démocratique afin d’adopter une Constitution politique commune. Là aussi, il faut éviter de reproduire le processus antidémocratique utilisé par la Commission européenne pour tenter d’imposer un traité constitutionnel sans la participation active des citoyens et sans soumettre le projet à un référendum dans chaque pays membre. Au contraire, il faut suivre l’exemple des assemblées constituantes du Venezuela (1999), de Bolivie (2007) et d’Equateur (2007-2008). Les avancées démocratiques importantes qui ont été acquises au cours de ces trois processus devraient être intégrées dans un processus constituant bolivarien.

Il est également nécessaire de renforcer les compétences de la Cour interaméricaine de justice notamment en matière de garantie du respect des droits humains qui sont indivisibles.

Jusqu’ici, plusieurs processus d’intégration coexistent : Communauté andine des Nations, Mercosur, Unasur, Caricom, Alba… Il est important d’éviter la dispersion et d’adopter un processus intégrateur avec une définition politico-sociale basée sur la justice sociale. Ce processus bolivarien devrait réunir tous les pays d’Amérique latine (Amérique du Sud, Amérique centrale et Caraïbe) qui adhèrent à une telle orientation. Il vaut mieux commencer la construction commune avec un noyau restreint et cohérent qu’avec un ensemble hétéroclite d’Etats dont les gouvernements appliquent des politiques sociales et politiques contradictoires, voire antagoniques.

Supprimer progressivement les frontières

L’intégration bolivarienne doit aller de pair avec une déconnexion partielle par rapport au marché capitaliste mondial. Il s’agit de supprimer progressivement les frontières qui séparent les Etats qui participent au projet, en réduisant les asymétries entre pays membres notamment grâce à un mécanisme de transfert de richesses des Etats les plus « riches » vers les plus « pauvres ». Cela permettra d’élargir considérablement le marché intérieur et favorisera le développement des producteurs locaux sous différentes formes de propriété. Cela permettra de remettre en vigueur le processus de développement (pas seulement l’industrialisation) par substitution d’importation. Bien sûr, cela implique par exemple de développer une politique de souveraineté alimentaire. Dans le même temps, l’ensemble bolivarien constitué par les pays membres se déconnectera partiellement du marché capitaliste mondial. Cela impliquera notamment d’abroger des traités bilatéraux en matière d’investissement et de commerce. Les pays membres de l’ensemble bolivarien devraient également sortir d’institutions comme la Banque mondiale, le FMI et l’OMC tout en promouvant la création de nouvelles instances mondiales démocratiques et respectueuses des droits humains indivisibles.

Comme indiqué plus haut, les Etats membres du nouvel ensemble bolivarien se seront dotés de nouvelles institutions régionales comme la Banque du Sud qui développeront des relations de collaboration avec d’autres institutions similaires regroupant des Etats dans d’autres régions du monde.

Les Etats membres du nouvel ensemble bolivarien agiront avec un maximum d’Etats tiers pour une réforme démocratique radicale du système des Nations unies afin de faire passer dans la pratique la Charte des Nations unies et les nombreux instruments internationaux favorables à l’application des droits humains tels le Pacte international de droits économiques sociaux et culturels (1966), la Charte sur les droits et les devoirs des Etats (1974), la Déclaration sur le droit au développement (1986), la Résolution sur les droits des peuples indigènes (2007). De même, ils prêteront leur concours à l’action de la Cour pénale internationale et à la Cour internationale de justice de La Haye. Ils favoriseront l’entente entre les Etats et les peuples afin d’agir pour limiter au maximum le changement climatique car celui-ci représente un terrible danger pour l’humanité.

La tâche est ardue, mais les perspectives sont tracées et elles sont particulièrement enthousiasmantes car elles ouvrent les champs du possible, dans un monde enfin basé sur le respect absolu de l’humain et de l’environnement. Il faut s’y précipiter sans tarder.

Ce texte est un exposé présenté à Caracas le 8 octobre 2008 à l’école de la planification devant 600 participants dans le cadre du séminaire international intitulé « Réponses du Sud à la crise de l’économie mondiale ». Les autres conférenciers dans le même panel étaient : Hugo Chavez, président de la République, Haiman El Troudi, ministre de la planification, Claudio Katz, économiste de gauche (Argentine) et Pedro Paez, ministre de la coordination économique du gouvernement équatorien. La conférence a été retransmise intégralement par la télévision publique vénézuélienne.


[1] Simón Bolívar (1783-1830) a été l’un des premiers à tenter d'unifier les pays d'Amérique latine afin d'en faire une seule et même nation indépendante. Après de longues luttes, il réussit à libérer le Venezuela, la Colombie, l'Équateur, le Pérou et la Bolivie de la domination espagnole. Étant considéré comme un véritable héros, son nom se trouve rattaché à bien des lieux dans toute l'Amérique latine.

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